Pour David Schardt, nutritionniste en chef au Center for Science in the Public Interest (CSPI), une des plus importantes associations américaine de défense des consommateur, « si Bernard Madoff avait fait dans le business alimentaire, il aurait donné dans les 'doses d'essai gratuites' de pilules pour maigrir à base d'açaï». L'objet du délit? Une gigantesque arnaque à la carte bancaire sévissant depuis quelques mois sur Internet et révélant un engouement tout aussi énorme pour une petite baie amazonienne, rapidement promue au rang de super-aliment bien-être. Pendant ce temps-là, les populations locales voient un ingrédient phare de leur cuisine traditionnelle devenir trop cher pour eux.
Vous avez certainement déjà vu ces encarts (il y en a des tonnes sur Facebook, sur des pages web ciblant un public féminin, dans les pubs Google lors d'une recherche évoluant autour du champ lexical du régime, en fait à peu près partout) vous promettant une perte de poids spectaculaire. Au pire, si vous avez cliqué dessus, vous êtes arrivé sur des sites aussi grandiloquents que moches, narrant les exploits de Sophia ou de Julie qui, photos «avant-après» à l'appui, vous expliquent en long, en large, et dans un français pas très correct, comment elles ont réussi à perdre plusieurs dizaines de kilos en quelques semaines grâce à l'action combinée de l'açaï, une plante amazonienne «révolutionnaire», et d'un complexe «purificateur de côlon».
Pour ne pas vous laisser en reste, Sophia et Julie s'appuient sur la meilleure caution scientifique possible - c'est passé à la télé -, et si, par hasard, vous tentiez de fermer la fenêtre de votre navigateur, histoire de reprendre vos esprits ou de «googler» les bienfaits réels de cette merveilleuse plante du bout du monde, une boîte de dialogue vous demandera si, réellement, vous souhaitez quitter la page et renoncer à l'incroyable cadeau qui vous est offert. Car oui, comble de leur bienveillance, vos nouvelles copines de diète vous proposent d'essayer «complètement gratuitement» leurs remèdes miracles. Qui pourrait résister?
Maigrir du compte en banque
Complètement gratuitement? Non, pas complètement, enfin, bon on se comprend: il vous faudra vous acquitter des frais de port - environ 5 €. Au diable les varices, une broutille comparée au retour triomphal de votre poids de jeunesse ET à un intérieur d'entrailles totalement sain. Fébrile, donc, vous rentrerez votre adresse (vite vite! des lettres rouges et clignotantes vous alertent sur l'expiration prochaine de l'offre et des stocks limités!) ainsi que votre numéro de carte bancaire - le tout en https, vous êtes à l'abri. Mais là, c'est le drame: et de un, jamais vous ne recevrez les échantillons promis, et de deux, jamais vous ne maigrirez de 30 kilos en deux semaines, et de trois, votre carte bancaire sera débitée régulièrement de quelques dizaines, voire de quelques centaines d'euros sans que vous ne puissiez rien faire, sinon mettre votre carte en opposition - et payer les frais bancaires qui vont avec. La vie est parfois bien injuste.
C'est en mars 2009 que le CSPI tire la sonnette d'alarme: des milliers de personnes ayant cru commander des doses d'essai de pilules diététiques miracle se retrouvent avec des débits bancaires interminables, certains atteignant la centaine de dollars. La chose vient aux oreilles du Better Business Bureau (BBB), vénérable réseau de surveillance économique et d'éthique commerciale nord-américain, qui, devant la multiplication des sites frauduleux (dont certains, pas fous, mettent en garde les internautes contre l'arnaque et garantissent l'envoi des bonnes pilules sans entourloupe) appose désormais son logo sur des sites «vérifiés» de vente de complètements alimentaires à base d'açaï.
Du sorbet de plage au super-aliment star
Si rien ne prouve qu'il puisse, en un clin d'œil, transformer une Beth Ditto en une Kate Moss (les images des 75 - au moins - sites-miroir sont à l'origine des «photoshopages» vendus sur Istockphoto), l'açaï (Euterpe oleracea) est un palmier poussant dans les zones marécageuses d'Amérique du Sud. Son nom dérive du terme natif içá-çai ou poétique «fruit qui pleure» car, une fois mortes, ses feuilles tombent très vite. Consommés depuis des lustres, ses fruits, des baies violettes et huileuses, sont un aliment de base des populations locales. En Amazonie, bien avant la colonisation du Brésil par les Portugais, on en faisait du jus, elles accompagnaient aussi du poisson frit ou se retrouvaient piquetées dans une purée de manioc. Aujourd'hui encore, à Belem, la consommation quotidienne de jus d'açaï avoisine les 200 000 litres, dépassant celle du lait. Et voici peu de temps, c'était tout: il fallait avoir traversé l'Atlantique, voire le poumon vert de la planète pour connaître l'existence des baies d'açaï. Et même si, dans les années 1980, le sorbet à l'açaï devint un hit des plages brésiliennes, personne ne voyait encore l'intérêt à ramener dans les villes occidentales ce fruit exotique. De plus, il pourrissait très vite, ce qui rendait son importation délicate.
L'heure de gloire de l'açaï devait attendre la fin des années 1990 et le début des années 2000, quand l'homo occidentalis moyen se mit à avoir peur pour sa santé. Lui qui se pressait auparavant, clope au bec, dans des cabines d'UV, commença à parler cancer, vieillissement cellulaire, fitness et alicament. En 2004, la bible de l'hygiénisme post-moderne, The Perricone Promise, ouvrage d'un dermatologue éponyme, affirmait que le salut des riches blancs flippés par la mort (avec des rides) leur serait garanti par une meilleure alimentation - la première des médecines, on ne cesse de vous le répéter, spots du Ministère de la Santé à l'appui. En particulier, pour résister à tous les fléaux du monde moderne (cancer, Alzheimer, diabète, maladies cardio-vasculaires, arthrose ou cataractes) celle-ci devait s'enrichir en antioxydants, soit toutes les substances (vitamines A, C et E, minéraux, caroténoïdes, polyphénols...) empêchant le «stress oxydatif», cet horrible phénomène faisant que tout corps plongé dans un environnement riche en oxygène en vient irrémédiablement à... s'oxyder. Que retrouvait-on dans la liste du Dr Perricone? Vous êtes perspicace: l'açaï.
Pour le Dr Perricone, l'açaï était même «l'aliment le plus nutritif au monde et le plus puissant agent antivieillissement qui soit», dix fois plus antioxydant que le raisin rouge, à la concentration en anthocyanines (les pigments responsables de sa couleur pourpre) trente fois supérieure au vin rouge, avec aussi des tas de graisses mono-insaturées, dont l'acide oléique (comme dans l'huile d'olive), bonnes pour le cœur, des fibres et des phytostérols, des acides aminés essentiels propres à régénérer les tissus musculaires, etc. C'est d'ailleurs sous cette étiquette «régénérante» que Guayapi, marque phare des épiceries bio, spécialistes en bien de la planète et de soi, le commercialise en France, à près de 450€ le kg.
En vrai, le Dr Perricone s'est un peu avancé: si l'açaï est certes un bon anti-oxydant, sa teneur en substances magiques est relativement moyenne. Selon la méthode TEAC (Capacité Antioxydante en Équivalent Trolox), l'açaï est même en-dessous du raisin; dans l'ordre décroissant acerola > mangue > fraise > raisin > açaï > goyave > murier > graviola > fruit de la passion > cupuaçu > ananas.
Mais trop tard, la nouvelle mode est lancée. En 2007, Coca-Cola signe un contrat avec Bossa Nova http://www.bossausa.com/flash/ , la principale marque de jus d'açaï, Procter&Gamble décide de sortir un shampooing «Herbal Essences» contenant un extrait de la baie, Smirnoff conçoit une déclinaison de son «happy drink», Smirnoff Ice, parfumé à l'açaï, et sur les chaînes de télé, la folie se propage. Chez Oprah Winfrey, mastodonte des talk-shows, le Dr. Mehmet Oz, mélange de Jean-Pierre Coffe et du Dr. Ross, consacre une de ses rubriques du mardi à la petite baie, chronique devenue d'ailleurs la référence des sites frauduleux. A l'heure qu'il est, Oprah Winfrey et Mehmet Oz ont entamé des poursuites légales pour utilisation abusive de leurs noms.
Pendant ce temps-là, en Amazonie les prix flambent - sur un an, l'augmentation frôle les 60%, sur 10... 500% (inflation déduite): le litre avoisinant auparavant les 39 centimes d'euro s'arrache aujourd'hui à 2 €, dans une région où le revenu moyen avoisine les 150 € mensuels. La baie, auparavant bien culturel comparable à notre patate (qui, rappelons-le, est native des Andes), est devenue un luxe. Ce qui, pour Adaladio Correio Santos, marchand d'açai depuis quarante ans, ne va pas sans créer pas un manque insupportable: «Si quelqu'un ne peut pas manger d'açai, il va dire qu'il manque quelque chose dans son estomac, même s'il vient de faire un repas complet. Pour tout le monde ici, sans açai, rien ne peut vous rassasier». Imaginez les frites s'arracher au prix du caviar, on ne frôlerait pas la guerre civile peut-être?
Au jeu de l'offre et de la demande, la solution pourrait venir de Açai Farm qui, c'est ingénieux, propose non pas l'achat de baies mais du palmier entier - de quoi concilier chez l'homo occidentalis, désir de mourir en pleine forme et bonne conscience écologique. Une fois sauvées les traditions alimentaires des indigènes du bout du monde, son intérieur décoré avec une plante verte super «hype», et ses cellules régénérées de l'intérieur au niveau de son ADN cellulaire, il ne reste plus qu'à trouver le prochain fruit qui résoudra tous nos problèmes. Tiens, en Chine, ils viennent de trouver une plante qui guérirait la grippe H1N1...
Peggy Sastre
Image de une: Rosanna Torre attend d'être maquillée, au concours de Miss Rondeurs Italie, Toscane, 2004.