Les marchés d'actions américains ont fortement progressé depuis le printemps dernier. Le 14 octobre, l'indice Dow Jones a terminé au-dessus de 10.000 points pour la première fois depuis près d'un an. L'indice S&P a progressé de 60% depuis mars alors qu'à l'époque les spécialistes nous annonçaient une année catastrophique pour les marchés à cause de l'élection de Barack Obama (il a pour être précis atteint son plus bas niveau le jour-même où l'économiste Michael Boskin publiait dans le Wall Street Journal un éditorial intitulé Obama's Radicalism is Killing the Dow (la politique d'extrême gauche d'Obama est mortelle pour le Dow).
Cela ne veut pas dire pour autant que les investisseurs n'ont plus rien à craindre. La hausse des marchés ne s'est pas accompagnée d'une baisse du chômage et le marché immobilier est toujours en crise. Et n'oublions pas que nous sommes en octobre, le mois où la plupart des catastrophes boursières ont eu lieu.
Mais ce qui devrait peut-être inquiéter le plus les investisseurs, c'est l'entrée sur le marché d'entreprises contrôlées par des sociétés de capital investissement. Le président de Blackstone, Stephen Schwarzman, qui a déposé une demande d'autorisation d'introduction d'un montant de 100 millions de dollars pour Team Health, une entreprise de mise à disposition de personnel hospitalier, se préparerait, selon une dépêche de Reuters, à introduire en Bourse jusqu'à huit entreprises qu'il contrôle. Comme je l'avais prédit dès le mois de juin, KKR, le géant du secteur, envisage de son côté une introduction de Dollar General et selon diverses sources d'information, la chaîne hospitalière HCA que KKR a rachetée en novembre 2006 avec Bain Capital et la filiale de capital investissement de Merrill Lynch devrait l'être également bientôt. RailAmerica, l'opérateur ferroviaire racheté par Fortress Investment au printemps 2007, a été quant à lui introduit en Bourse en début de semaine.
En quoi cette frénésie d'introductions ne serait-elle pas de bon augure les marchés d'actions ? Après tout, les milliardaires qui ont investi dans ces entreprises ne donnent-ils pas ainsi la possibilité à des épargnants comme vous et moi de devenir actionnaires d'entreprises qui ont bénéficié de leurs compétences et de leurs conseils en matière de gestion?
C'est justement là que le bât blesse. Les investisseurs qui rachètent des entreprises en vue de les mettre ensuite sur le marché sont généralement des hommes d'affaires redoutables. Des hommes comme Stephen Schwarzman ou Henry Kravis ont fait fortune en rachetant des entreprises au plus bas (en empruntant des sommes considérables) et en les revendant au prix fort. N'oublions pas que la dernière introduction en Bourse effectuée par Blackstone a été celle de ses propres actions, à une époque, en juin 2007, où le Dow Jones était pratiquement au plus haut, autour de 13 500 points. Les actions Blackstone n'ont jamais dépassé leur cours d'introduction: leur cours s'est immédiatement effondré et reste encore aujourd'hui inférieur de 45% environ à celui-ci.
En général, lorsqu'une entreprise fait appel à l'épargne publique, c'est pour lever des fonds à son profit. Les épargnants qui achètent les actions émises acquièrent un droit sur les bénéfices futurs. Mais lorsqu'il s'agit d'introductions en Bourse, et en particulier d'actions d'entreprises contrôlées par des sociétés de capital investissement, la plupart du temps ces dernières cèdent une part substantielle de leur participation et la plus grande partie des fonds levés ne va pas à l'entreprise pour lui permettre de réduire son endettement ou de financer ses investissements, mais dans les poches des actionnaires qui réduisent ainsi considérablement leur participation en transférant la majeure partie de celle-ci à des investisseurs non professionnels. Les professionnels appellent cela «sortir» d'un investissement.
Prenons l'exemple de l'introduction en Bourse de RailAmerica en début de semaine dernière: sur les 22 millions d'actions émises à 15 dollars par action, soit un total de 300 millions de dollars environ après déduction des honoraires et frais, moins de la moitié (10,5 millions d'actions) l'ont été par l'entreprise, le reste étant émis par Fortress. RailAmerica n'a donc levé que 157,5 millions de dollars environ, le reste revenant à Fortress qui récupère ainsi une partie de son investissement plus une jolie plus-value pour ses actionnaires alors que RailAmerica aurait bien eu besoin de ces 300 millions de dollars pour rembourser une partie de son endettement qui dépasse les 700 millions de dollars et qui a absorbé trois quarts de son résultat d'exploitation du premier semestre 2009 rien qu'en frais financiers au moment où son activité fléchit (Cliquer ici puis sur registration statement daté du 29 septembre pour consulter (en anglais) les derniers chiffres disponibles). Le cours de l'action RailAmerica a baissé au cours des deux premiers jours de cotation (il convient toutefois de noter que Fortress détient encore la majorité des actions).
Les sociétés de capital investissement nous rebattent sans cesse les oreilles à propos de création de valeur à long terme. Mais elles sont comme tous les bons investisseurs, elles sont en permanence à l'affût d'une bonne affaire. Elles bondissent sur toutes les occasions qui se présentent de racheter des entreprises que leurs propriétaires n'arrivent pas à vendre et à en tirer le meilleur profit en faisant appel aux marchés obligataires ou d'actions en période d'euphorie. Pendant les années de crédit facile, elles ont fait marcher la planche à billets en finançant la distribution de dividendes extraordinaires aux actionnaires des entreprises qu'elles contrôlaient par l'émission d'obligations de ces entreprises.
La crise du crédit ayant mis un terme à cette pratique, elles reviennent sur les marchés d'actions pour faire des plus-values, mais elles ne peuvent le faire que lorsque ceux-ci sont relativement euphoriques et que les investisseurs sont moins méfiants (les introductions en Bourse de sociétés contrôlées par des sociétés de capital investissement ont été extrêmement rares en mars et en avril lorsque l'appétit pour le risque des investisseurs était au plus bas).
Si cette vague d'introductions en Bourse d'entreprises contrôlées par des sociétés de capital investissement prévue au cours des prochains mois recevait un accueil euphorique, on pourrait y voir le signe d'une «exubérance irrationnelle» des marchés qui ne serait pas sans rappeler celle qui prévalait au printemps 1999 lorsque l'indice Dow Jones a dépassé pour la première fois la barre des 10 000 points.
Daniel Gross
Traduit par Francis Simon
Image de Une: Un trader à la Bourse de New York Brendan McDermid / Reuters