Culture

Lindsay Lohan, reine de la basse-couture

Temps de lecture : 6 min

Pourquoi sa collection pour Ungaro a-t-elle suscité une telle hostilité ?

Image de Une: Lindsay Lohan et Estrella Archs à la fin du défilé Ungaro Printemps/Eté 2010, Paris. REUTERS/Jacky Naegelen
Image de Une: Lindsay Lohan et Estrella Archs à la fin du défilé Ungaro Printemps/Eté 2010, Paris. REUTERS/Jacky Naegelen

La collection Ungaro créée par Lindsay Lohan et Estrella Archs est-elle si ratée que cela? Le défilé, présenté à Paris la semaine dernière, a fait du bruit dans le Landerneau urbain et dans la blogosphère. Il a été qualifié de «pitoyable», «désastreux», «cucul et démodé.» On y a vu des vestes lâches découvrant des cache-tétons en forme de cœur.

Mais on pourra toujours pardonner aux sceptiques de la mode d'avoir pensé: les créateurs passent leur temps à envoyer des trucs pas possibles sur les podiums! Cette collection est-elle moche à ce point? Ou Lindsay Lohan est-elle juste la victime d'un snobisme fashion?

Chers sceptiques, soyez-en assurés: cette collection est vraiment, profondément laide. Si le snobisme a joué un rôle dans ces critiques, ce n'était qu'un rôle mineur.

Avant d'entrer dans les détails, je dois avouer que j'ai fait un passage-éclair chez Ungaro en 2005 en tant que conseiller en stylisme, à l'époque où la maison appartenait à un autre, et qu'en plus, je n'ai pas vu le défilé. Mes commentaires sont basés sur des images et des critiques, sur papier et sur Internet. Il n'empêche que certains points se dégagent très clairement.

De nombreux éléments étaient susceptibles d'irriter les snobs de la mode, quelle que soit la qualité de la création. Tout d'abord, le défilé avait lieu dans le Carrousel du Louvre, sous le musée, lieu spécialement conçu et ouvert par le gouvernement français, à côté d'un centre commercial et de restaurants. Certes d'accès pratique, mais ce n'est quand même pas le lieu rêvé pour une rédactrice en chef ou une détaillante pour y exhiber ses Manolos, et je ne peux me rappeler le moindre défilé qui y ait été un gros succès. L'ambiance, nécessaire à l'équation de la mode, demande un cadre plus chic, comme l'Hôtel du Crillon (où s'est déroulé le dernier défilé de Balenciaga), l'immense dôme de verre du Grand Palais (privilégié par Chanel), ou les galeries artistiques du Marais (Bernard Wilhem, Veronique Leroy).

Ensuite, l'arrivée annoncée de Lohan sur le podium aurait provoqué une cohue inhabituelle à la porte, ce qui a certainement dû mettre le public de mauvaise humeur avant même le début du défilé. Une bonne petite frénésie à l'entrée a de quoi exciter les fashionistas-après tout, nous adorons franchir ce long cordon de velours rouge-mais elle se transforme en insultes si les vêtements ne sont pas très au-dessus de la moyenne. Le milieu de la mode veut bien être furieux, à condition que ce soit pour des créations glorieuses, de grandes idées et de la nouveauté (le créateur culte Rick Owens a provoqué un véritable chaos lors de son défilé cette saison en réservant deux fois les sièges des premières rangées, mais ce genre de geste colle bien à l'image de sa marque agressive, et le public a adoré les vêtements une fois l'ordre revenu).

Lindsay Lohan, chair à tabloïds

Mais ce qui a vraiment rebuté les puristes de la mode, c'est Lindsay Lohan elle-même. D'accord, les marques adorent avoir une muse célèbre. Et il est tout à fait compréhensible que le président d'Ungaro, Mounir Moufarrige, autrefois encensé pour avoir mis l'enfant-star Stella McCartney à la barre de Chloé, ait cherché à insuffler une dynamique nouvelle à une marque qui a perdu son éclat. Au moins McCartney avait-elle étudié le stylisme. Mais Lohan? De la chair à tabloïd, posée en perpétuelle victime, dont le style est loin d'être à la hauteur d'un grand nom de la couture française. Est-ce que Lady Gaga ou même Pink n'auraient pas été plus appropriées ?

Le rôle insolite de Lindsay Lohan dans la collection en a aussi hérissé plus d'un. Si elle avait joué la styliste discrète, cela aurait été une autre histoire. Mais elle n'a pas signé pour rester en coulisses: son titre était rien moins que «conseillère artistique.»  Même si les limites définies par ce titre ne sont pas très claires, le monde de la mode est extrêmement attaché au rôle du créateur, aussi mauvais soit-il. La présence de Lindsay Lohan a fait de l'ombre à Estrella Archs, et ça, c'est intolérable. Quelle a été, au juste, la contribution de Lindsay Lohan? Les cache-tétons? C'est une chose de faire de Madonna ou de Gwyneth [Paltrow] l'égérie d'une marque dans un but publicitaire, et une autre d'attribuer à une star (par ailleurs discutable) le mérite d'avoir élaboré une collection et de la laisser saluer à la fin du défilé.

S'il ne fait aucun doute que ces éléments ont monté le public contre elle, le vrai problème, c'était le style. La collection était médiocre, sans forme ou contenu nouveau, et manquait de créativité et de développement. Elle présentait un look quelconque, criard et anachronique. Quand les principales tendances font dans la discrétion, quand l'ambiance récession adopte le classique chic (vu la semaine dernière chez Chanel, Givenchy, Céline) et une vision plus sombre, opposée, déconstruite (Louis Vuitton, Viktor+Rolf), faire du style «pétasse» est terriblement à côté de la plaque.

Vulgarité et anachornisme

Mais la vulgarité n'était pas le seul problème. Le monde de la mode est tout prêt à tolérer ce que la plupart des gens considèrent comme une marque de misogynie. Les seins à l'air n'ont rien de révolutionnaire. On pourrait même s'accommoder des cache-tétons, à condition qu'il y ait derrière un cadre ou une idée plus vaste. La pire des offenses, et c'est là que s'achève, avec un peu de chance, la collaboration entre Archs et Lohan, est leur interprétation totalement erronée du grand héritage d'Emanuel Ungaro, et que personne ne semble avoir mentionnée.

Cela fait maintenant des années que la marque se démène. Depuis le départ de Gianbattista Valli, protégé et successeur d'Emanuel Ungaro, en 2004, les détaillants et la presse se sont vus promettre changement sur changement. Les stylistes vont et viennent (Archs est la quatrième depuis Valli), et les changements se succèdent, mais il semble que ce soit toujours pour le pire. Cette collection et celles qui l'ont précédée (y compris, a-t-on entendu à l'époque, celle sur laquelle j'ai travaillé), étaient criblées de clichés de la femme Ungaro.

Emanuel Ungaro a créé sa maison en 1965. En 1968, il a déménagé son atelier et ses bureaux dans un élégant immeuble côté Seine de l'Avenue Montaigne, et c'est de là qu'il a fondé l'une des grandes maisons de couture de Paris, et une des dernières à être détenues par une personne privée. Son père était tailleur à Brindisi, et l'histoire d'Ungaro commence dans le respect des grands ciseaux, du fil et de l'aiguille, qui lui avait été inculqué dès l'enfance. Jeune homme, il drapa des toiles à patron pour le grand Balenciaga, ce qui, en termes de mode, revient à dire qu'il usa ses premiers ciseaux dans le bloc de marbre de Michel-Ange.

La femme Ungaro était une femme à part

Ses pairs du Paris des années 1970 -Karl Lagerfeld, créateur de la marque Chloé, et Yves Saint Laurent- présentaient des visions différentes de la mystique féminine à une époque où le monde occidental était en train de revoir ce qu'être femme signifiait. La marque Chloé de Lagerfeld était presque asexuée: sa femme idéale ressemblait à une vierge perpétuelle. De Paris il regardait vers Londres, où il trouvait l'inspiration chez les hippies et dans les soirées, dans les fanfreluches en dentelle, les redingotes nostalgiques et les vêtements vintage. Ses créations cachaient le corps et mettaient en lumière la vie de l'esprit.

YSL a, quant à lui, heurté la révolution sexuelle de plein fouet, en explorant les fantasmes sexuels secrets de la haute bourgeoisie. Il rêvait d'endroits à mille lieues de l'étouffante rive droite -Pékin l'impériale, la Russie tsariste, et surtout, de la liberté de St Germain des Prés, sur la rive gauche (nom de sa marque de prêt-à-porter). Il parait les femmes de robes gitanes, du célèbre smoking ou de tailleurs-pantalons, leur donnant des looks ostentatoires parfaitement illustrés par la garde-robe de Catherine Deneuve dans Belle de Jour. Mais ses fantasmes ressemblaient à ceux de Belle: de chaque centimètre carré de tissu se dégageait un élément de soumission aux désirs de l'homme.

La femme d'Ungaro -sa muse la plus célèbre fut la farouche Anouk Aimée- n'avait rien à voir avec ses homologues. Elle était effrontée, jouait au jeu du sexe, mais toujours en position de contrôle. Ce n'est pas un hasard si le fuchsia sexy et vif était sa signature. S'il a pu faire des allusions à des lieux lointains et au temps passé-le drapé grec caractéristique, les turbans de style harem-jamais au cours de sa longue carrière il n'a abandonné son rêve de la femme hautaine du XVIe arrondissement, celle qui sait ce qu'elle veut et ne perd jamais le contrôle.

Lindsay Lohan chez Ungaro? Le beau rêve d'une pouffe, dont il ne reste rien.

Josh Patner

Traduit par Bérengère Viennot

Image de Une: Lindsay Lohan et Estrella Archs à la fin du défilé Ungaro Printemps/Eté 2010, Paris.
REUTERS/Jacky Naegelen

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