Non, n’avalez pas. Pas tout de suite. Pas encore. Laissez le liquide reposer en bouche, sentez monter la salive qui l’enrobe, faites-les rouler ensemble sensuellement, sur et sous la langue, nappez le palais, les gencives. Freinez le glissement progressif vers la gorge. Quinze secondes, vingt secondes. Voyez comme les arômes se déploient en douceur, dans toute leur complexité. Sentez la texture se révéler –est-il souple, huileux, liquoreux, ce single malt qui vous oblige au silence? Oui, single malt: what did you expect?
Le monde des amateurs de whisky se divise en deux catégories, qui ne sont pas «ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent», mais ceux qui savourent la première gorgée de leur malt et ceux qui la gobent cul sec. Cette seconde cohorte donnant envie à la première de rouler sur la queue d’un chiot en marche arrière. Le charismatique et talentueux Richard Paterson, créateur des whiskies de Dalmore (entre autres), en a fait un numéro bien huilé à coups de «han-han!» émis en fond de gorge, la bouche pleine. «Put it in your mouth and stop!» Il conseille de garder en bouche le malt pendant une durée égale en secondes à son âge: douze secondes pour un douze ans, trente secondes pour un trente ans, etc. Et de décocher une taloche à l’arrière de la tête de quiconque l’avale d’un trait.
Une once de grâce
Cette première gorgée vous a tapissé le palais; il est temps de déguster la deuxième, celle qui va déverrouiller toutes les flaveurs du whisky. Même punition: pendant une quinzaine de secondes, faites rouler, glisser, en silence, délicatement –en évitant, cela va sans dire, les bruits disgracieux du bain de bouche post-dentifrice. Derrière la morsure de l’alcool, les arômes réveillent vos sens, à commencer par le goût.
Quelque 0,3% de molécules aromatiques seulement véhiculent toute la richesse en flaveurs de votre malt
Cet exercice d’étirement progressif de la gorgée n’a rien de gratuit. Quelque 0,3% de molécules aromatiques seulement véhiculent toute la richesse en flaveurs de votre malt, le reste se ventilant entre l’éthanol et l’eau. Soit une vingtaine de gouttes par bouteille, responsables des notes d’abricot, de fruits du verger, d’épices orientales, de caramel mou, de raisins sultanines, de noisette concassée, de cuir patiné, d’écurie mal curée, you name it… Votre imagination tracera la seule limite à vos notes de dégustation. Une vingtaine de gouttes en tout, autant ne pas rater celle qui tombe dans votre verre.
Chimie et anatomie
Prêt pour le paragraphe du petit chimiste? Ces molécules se dispersent en quelque 400 composés aromatiques: aldéhydes et cétones (responsables des arômes beurrés, de caramel, amande, vanille, café, malt, noisette –le whisky est, avec le cognac, le spiritueux qui en comprend le plus), esters (arômes fruités et floraux), acides gras (vinaigre, rance), terpènes (arômes herbacés, boisés, floraux), composés sulfureux (légumes, viande, œuf) et phénoliques (fumée, flaveurs médicinales ou iodées, odeurs animales, cuir, camphre, tannins)… Tous forgés par trois variables –les matières premières, la fermentation et la maturation en fûts.
Passons à la leçon d’anatomie à présent. Environ 10.000 bourgeons gustatifs, contenant chacun des dizaines de récepteurs sensoriels, répartis dans les papilles qui recouvrent la langue, nous permettent de détecter les saveurs, y compris cette minuscule goutte de pur bonheur coulée dans notre whisky, pour peu qu’on leur en laisse un peu le temps. Ils se régénèrent tous les dix jours environs, donc pas de panique si un malt über tourbé vous napalme durablement l’intérieur de la bouche.
En fonction de notre culture, notre éducation, nos souvenirs: notre perception sensorielle variera
Sur votre langue
Contrairement à un mythe qui a la vie dure, et que les chercheurs ne cessent pourtant de déboulonner depuis des années, la langue ne se divise pas en zones distinctes, chacune identifiant une saveur. On entend encore parfois dire que le sucré se détecte sur le bout de la langue, l’amer vers le fond, le salé et l’acide sur les côtés: bullshit (en français: il n’en est rien). Lorsque votre whisky vous effleure les papilles, les cellules sensorielles identifient les molécules sapides et caftent sans attendre en envoyant un signal au cerveau (via les terminaisons nerveuses) qui se chargera de rassembler les infos éparpillées façon puzzle.
Le cerveau, simultanément (les joies du multitasking), va puiser dans sa mémoire les images et les mots pour décrire ce whisky. Et là, malheureusement, les inégalités entre individus se montrent plus criantes que dans les indicateurs de l’Insee[*]. En fonction de notre culture, notre éducation, nos souvenirs, notre environnement, etc, notre perception sensorielle variera. Pour ériger le doute en art, notre langue risque en outre de fourcher sous l’influence des autres sens, à commencer par la vue, ce tyran: faites déguster un Glen Lambda transvasé dans une bouteille vide de Black Bowmore, laissez l’audience admirer l’étiquette, et observez les murmures d’extase.
Notre langue, quand on ne la laisse pas dans notre poche, s’active sur toute sa surface à dissoudre les molécules gustatives dans la salive. Si vous lui laissez le temps de trier le bon grain de l’ivresse, elle parviendra à l’occasion à vous faire gémir de plaisir sur une seule et unique goutte de single malt. À présent, vous pouvez avaler.
[*] — Mais, plasticité du cerveau oblige, elles se corrigent plus vite avec un peu d’entraînement. Retourner à l'article