Monde / Société

Une histoire de La Havane au milieu du gué

Temps de lecture : 6 min

Voici l’ouvrage idéal pour parcourir la capitale cubaine d’un œil moins candide.

Pêcheurs cubains à La Havane, le 18 septembre 2015 | FILIPPO MONTEFORTE/AFP
Pêcheurs cubains à La Havane, le 18 septembre 2015 | FILIPPO MONTEFORTE/AFP

C’est la ruée. Jusqu’à Kaushik Basu, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, «rêve de visiter Cuba avant que le pays ne change trop»! De fait, aux avant-postes d’une mutation portée par l’infidèle Raul Castro, et plébiscitée par une majorité de Cubains, La Havane se transforme à vive allure, au moins dans son apparence extérieure, et dans quelques quartiers bien délimités: façades repeintes à neuf, palaces en chantier, projets hôteliers pharaoniques, monuments restaurés ou en cours de restauration, etc. Le seuil de 3 millions et demi de touristes franchi en 2015 va rapidement être dépassé: les croisiéristes accostent désormais au nouveau terminal portuaire; les hôtels et chambres d’hôtes affichent complet; le petit aéroport international José-Marti est saturé.

C’est à cette charnière que se referme L’Histoire de La Havane, signée Emmanuel Vincenot[1]. Un volume de près de 800 pages qui, croisant histoire urbaine, architecturale, patrimoniale et histoire tout court, remet en perspective l’évolution de la capitale de la plus grande des îles caribéennes. Depuis la fondation de «San Xpoval de La Habana» au tournant du XVe siècle jusqu’aux derniers soubresauts du castrisme, auxquels l’Occident assiste à présent, dans un mélange de voyeurisme tardif, de curiosité légitime mais aussi d’inquiétude voilée.

Au dénouement de son passionnant livre-somme, Emmanuel Vincenot ne se dissimule pas que, tout chargé de promesses qu’il soit, ce changement (pour l’heure sous contrôle au plan politique, et très limité au plan économique) est porteur de périls. «La Havane a échappé jusqu’à présent aux ravages de la délinquance armée et du trafic de drogue à grande échelle, deux maux endémiques dans les grandes métropoles d’Amérique latine. La Havane est loin d’être Caracas ou Medellin. Mais jusqu’à quand?» interroge l’historien.

Parenthèse interlope

L’ouvrage est une mine. Chiffres à l’appui, avec un grand luxe de précision factuelle, le récit restitue de façon saisissante une réalité qu’oblitère le spectacle de La Havane contemporaine: la cité coloniale fut, quatre siècles durant, avant toutes choses, un important port militaire et marchand (le premier après Veracruz dans l’Amérique espagnole), et donc essentiellement une ville de garnison «marquée par la présence permanente de soldats». Mais aussi une immense geôle à ciel ouvert dans la mesure où la traite humaine, démarrée dès la conquête espagnole, perdure jusqu’à la toute fin du siècle industriel –l’auteur observe qu’»au total pas moins de 780.000 Africains [auront] été amenés de force à Cuba depuis 1790». Enfin et surtout, La Havane demeurera pour longtemps l’inguérissable abcès de fixation des confrontations intra-européennes, les puissances rivales du Vieux Continent y dépêchant régulièrement des flottilles de corsaires pour piller son commerce maritime, voire assiéger une cité toujours plus remparée au fil des siècles, et en permanence sur la défensive.

Si bien que, passé la longue période du règne de l’oligarchie sucrière, puis de la bourgeoisie industrielle, l’époque de la «ville américaine», interlope et festive, corrompue et mafieuse propre au premier XXe siècle, apparaît rétrospectivement comme une tardive et courte parenthèse, brutalement refermée par la Révolution castriste –parenthèse réouverte avec précaution, comme l’actualité nous le montre.

Pour beaucoup de visiteurs [actuels], la principale motivation est de découvrir La Havane avant qu’elle ne perde ce qui fait encore aujourd’hui sa singularité et son charme désuet

Emmanuel Vincenot

En fait, dans ce récit au long cours, chacun trouvera son miel, selon ses intérêts et sa spécialité –puisque le livre parle autant du patrimoine architectural et monumental que des régimes politiques et économiques successifs, du tracé viaire et des grands travaux d’aménagement que de la vie quotidienne, des systèmes esclavagiste et capitaliste que de la croissance urbaine… Bref, la réussite de Vincent Vincenot tient à ce qu’il a su embrasser dans un même mouvement tous les aspects et tous les jalons de cette histoire particulièrement complexe.

«Créoles, péninsulaires, blancs, noirs, mulâtres»

Des exemples? On y apprendra qu’en 1555, «juste avant d’être rasée par les Français», la Havane, quoique encore d’essence médiévale quant à sa structure, dispose déjà «des éléments urbains que l’on retrouve partout ailleurs en Amérique hispanique, à savoir une place centrale, une église, un hôpital et un lieu de gouvernement, ainsi que des maisons particulières, une boucherie, des auberges, une prison, et même, ce qui est plus original, un arbre sur la place centrale, qui sert de pilori et de gibet». Ou encore, ailleurs, que «La Havane deviendra finalement l’un des principaux centres de construction de navires du monde hispanique. […] Cinquante-et-un bâtiments trouvèrent ainsi preneur entre 1579 et 1610, la plupart étant envoyés à Séville». Ou que «le port compta fréquemment entre vingt et quarante navires à quai […] et le nombre de marins pouvaient alors osciller entre 1.000 et 2.000 hommes» à la fin du XVIe siècle.

On saura que «la Compagnie hollandaise, qui parvint à posséder 800 bateaux et 67.000 hommes, ne cessait de s’en prendre aux intérêts espagnols»; ou que la lèpre était autant redoutée que la fièvre jaune; ou que, «point nodal dans le système maritime colonial et transatlantique», la ville, alors en voie de créolisation, finira par disposer vers la fin du XVIIIe siècle et à l’âge d’or du baroque architectural, d’un formidable arsenal, jusqu’à mettre à l’eau «le plus grand navire du monde, le Santisima Trinidad […] qui «sillonna l’Atlantique avec ses 1.048 hommes d’équipage pendant plus de trente ans» et participera à la bataille de Trafalgar! Tandis que la population de La Havane, jusqu’au début du XIXe siècle, «se maintint autour de de 40.000 hommes (militaires d’active non compris)», la population des quartiers extramuros doublent en trente ans, pour atteindre «10.856 habitants en 1787»…

«Bastion de la vassalité» vis-à-vis de la couronne d’Espagne , La Havane est aussi cette ville «où se côtoient des dizaines de milliers d’individus de toutes sortes (créoles, péninsulaires, blancs, noirs, mulâtres, mendiants, vendeuses de fruits, aristocrates, commerçants, militaires, blanchisseuses, artisans, avocats, prostituées, domestiques, religieuses, etc.)».

Baseball subversif

Tableau vivant épicé, parmi tant d’autres, qui enrichissent une trame grevée de notations à la fois parlantes et scrupuleuses, d’où se dégage avec netteté les clivages sociaux, économiques, culturels qui étagent dans le temps et dans l’espace un tissu anthropologique essentiellement composite. Ainsi –autre exemple frappant entre mille–, «à la veille de la guerre d’Indépendance, […] les péninsulaires se retrouvaient dans les corridas, tandis que les créoles se détournaient ostensiblement de ce spectacle considéré comme barbare, sanguinaire et rétrograde pour se presser aux matchs des Leones et de l’Almendares, les deux équipes phares de La Havane». On parle ici de baseball, bien sûr, sport dont «le pouvoir subversif […] n’échappa pas aux autorités coloniales [qui], en 1895, […] interdirent purement et simplement la pratique de ce sport qui dévoilait au grand jour l’étendue du sentiment antiespagnol désormais présent chez la majorité de la population».

On pourrait multiplier à l’infini les citations: elles attestent de la profusion des «entrées» par quoi cette Histoire de La Havane se signale pour un viatique indispensable à qui cherche comprendre les strates de développement de la capitale caribéenne et, plus largement, à pénétrer l’essence de ce qu’il est convenu d’appeler la «cubanité». Mœurs, musique, sport, religion, coutumes... aucun registre n’est délaissé dans ce volume. L’auteur y constate sans faux-semblants la faillite globale de l’expérience castriste, en dépit de la doxa toujours de mise sur la santé et l’éducation.

Le dernier chapitre décrit les conséquences tragiques de la chute de l’URSS, avec la tragicomique «période spéciale en temps de paix» décrétée par Fidel, «en réalité la mise en place d’une économie de guerre» –dont La Havane s’émancipe lentement et péniblement depuis les années 2000. Par ailleurs, nonobstant le rôle positif joué aujourd’hui par l’Oficina del Historiador de La Habana et son entreprenant directeur Eusebio Leal dans la restauration de Habana vieja (la vieille ville), du célèbre Malecon (pourtant encore largement dévasté) et d’épars monuments classés, en anéantissant pendant un demi-siècle le marché et l’investissement immobiliers, le régime aura fait empirer de façon dramatique la crise du logement et la dégradation générale du parc bâti. Pire, il n’aura «rien construit d’esthétiquement stimulant depuis le début des années 1960», exception faite de «l’étonnant complexe de l’École d’arts plastiques», longtemps à l’abandon, et à présent partiellement restauré.

Si, selon Emmanuel Vincenot, «pour beaucoup de visiteurs [actuels] la principale motivation est de découvrir La Havane avant qu’elle ne perde ce qui fait encore aujourd’hui sa singularité et son charme désuet», son ouvrage leur ouvrira, et c’est son grand mérite, une vraie profondeur de champ pour la parcourir d’un œil moins candide.

Histoire de La Havane

d’Emmanuel Vincenot

794 pages

éd. Fayard (10 février 2016)

29 euros

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1 — Agrégé d’espagnol et maître de conférences en civilisation latino-américaine, Emmanuel Vincenot enseigne à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, et à Sciences Po Paris Retourner à l'article

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