Culture

Paul Klee, le peintre qui avait tellement à dire qu’il ne se répétait jamais

Temps de lecture : 5 min

Il aura fallu attendre près de cinquante ans pour revoir le grand artiste suisse inclassable, le «maître de la forme», à Paris.

PAUL KLEE Insuladul camara 1938 Zentrum Paul Klee Berne bd
PAUL KLEE Insuladul camara 1938 Zentrum Paul Klee Berne bd

Pourquoi avoir attendu près de cinquante ans pour programmer Paul Klee à Paris? La dernière rétrospective qui lui était consacrée remonte à 1969. Sans doute avons nous été trop accaparés par nos propres génies de l’art moderne. Combien y aura-t-il eu d’expositions Matisse et Picasso dans le même temps?

Paul Klee a toujours eu une place à part. Inclassable, l’artiste suisse ne se range dans aucun des grands mouvements artistiques du début du XXe siècle. Symbolisme, cubisme, surréalisme, dadaïsme, abstraction ou constructivisme… Il les a tous étudiés, s’en est approché, y a été associé parfois, sans jamais pourtant y adhérer complétement.

Paul Klee aura passé sa vie à expérimenter: nouvelles techniques, nouveaux matériaux, nouveaux outils. Il a mélangé des gouaches aux encres, des aquarelles aux huiles, à la craie ou à du sable. Il a utilisé des toiles de jute sur du papier journal, des voiles de coton sur du carton...

«Un Klee ne ressemble jamais à un autre Klee»

Infatigable curieux, il a imaginé un langage visuel qui lui est propre, si original, si vaste qu’il semble traduire à lui seul sa vision du modernisme. Marcel Duchamp ne s’y était pas trompé lorsqu’il déclara en 1949: «Son extrême fécondité n’a jamais montré des signes de répétition comme c’est généralement le cas. Il avait tellement à dire qu’un Klee ne ressemble jamais à un autre Klee.» Son «Angelus Novus» ci-dessous datant de 1920 et ayant appartenu au philosophe Walter Benjamin semble s’éloigner de ce qu’il regarde fixement.

PAUL KLEE Angelus novus 1920 Jerusalem The Israel Museum

On imagine Paul Klee bon père de famille s’occupant de son fils Felix, lui créant un théâtre de marionnettes. On le découvre caricaturiste pour des magazines satiriques de Munich égratignant la société, se moquant du comportement de ses contemporains, mettant le doigt sur les points faibles de la politique de son époque, se préoccupant du militarisme et de la guerre qui s’annonce.

Les premières couleurs sont vives et tranchées et l’humour émane presque de chaque trait

L'ironie était un bouclier dont s’est servi Paul Klee tout au long de son parcours artistique. C’est l’un des mérites de l’exposition au Centre Pompidou, «L’Ironie à l’œuvre», de nous la faire découvrir en s’appuyant sur une sélection de 230 peintures et dessins qui couvre un large spectre du travail de Klee. Quelques pièces exceptionnelles provenant de collections privées ou publiques, dont certaines n’ont jamais été montrées auparavant, leur fragilité les empêchant de sortir de leur environnement ultra-protégé.

PAUL KLEE Angstausbruch III (Explosion de peur III) 1939 Zentrum Paul Klee Berne

À la recherche d'une forme

Paul Klee est né en 1879, dans une famille d’artistes en Suisse près de Berne, ou il a passé toute son enfance: fils d’un professeur de musique allemand, et d’une chanteuse.

Si la musique et le violon sont une formation presque naturelle, le dessin l’attirera très tôt. Les premiers croquis esquissés émergent sur les marges des cahiers d’école: silhouettes crayonnées délicates, traits fins et graciles. Les premières couleurs sont vives et tranchées et l’humour émane presque de chaque trait.

Apres avoir suivi les cours de l’Académie des Beaux-Arts, à Munich, son premier séjour en Italie lui fait découvrir l’art classique, qui lui semble «complètement anachronique». De retour à Munich, en 1906, la caricature, la satire seront sa façon de dénoncer les règles et les dogmes qu’on lui a enseignés.

De ses premières années à Munich, rien ne semble le satisfaire. On sent Paul Klee chercher sa matière. Les années d’avant guerre sont des années d’apprentissage, le dessin laisse peu a peu place à la peinture. Il observe les peintures cubistes de Picasso et de Braque lors d’un séjour à Paris, contemple la lumière d’Afrique du nord en Tunisie. Il réalise ses premières aquarelles et les couleurs. Puis vient en 1916 son service militaire pour l’Allemagne, une parenthèse de deux ans sans qu’il soit toutefois envoyé au front.

Comme Robert Delaunay, il expérimente la lumière du soleil dispersée à travers des prismes, libérant la couleur de son rôle descriptif pour parvenir à l’abstraction

La décennie qui suit sera celle de la reconnaissance. En 1920, Paul Klee intègre l’école du Bauhaus installée à Weimar en tant que «maître de la forme». Il y est très vite rejoint par Wassily Kandinsky. Les deux hommes se connaissent déjà et deviennent quasi inséparables. Malgré la différence d’âge, des caractères opposés, Kandinsky et Klee sont si proches qu’ils iront jusqu’ à partager une maison spécialement conçue pour eux par le fondateur du Bauhaus, Walter Gropius.

Théoricien de la couleur

Pendant ses années au Bauhaus, Paul Klee va devenir l'un des grands théoriciens de la couleur de l’art moderne. Comme Paul Cézanne, il modifie la coloration naturaliste afin d'harmoniser et d'équilibrer ses compositions picturales. Comme Robert Delaunay, il expérimente la lumière du soleil dispersée à travers des prismes, libérant la couleur de son rôle descriptif pour parvenir à l’abstraction. Ses conférences l’obligent à «tenir compte explicitement ce que j'avais l'habitude de faire inconsciemment». Ces cours seront consignés et publiés dans des carnets en 1956. Ils sont depuis peu accessibles en ligne.

PAUL KLEE Landschaftbe Paysage de Bavière 1921 Zentrum Paul Klee Berne

Dans son travail, Paul Klee commence à faire ses propres expériences avec les couleurs. «La couleur a pris possession de moi». Ses toiles laissent peu à peu place au dynamisme de la couleur: ses huiles sont denses envoûtantes, des aquarelles sensuelles. Il emprunte des éléments picturaux primitifs développe des pictogrammes et des symboles mystérieux évoquant les communications primitives. Il peint et dessine des paysages abstraits et des anges cubistes. Son art est si complexe, trop, que les nazis n’y comprenant rien à rien le déclareront «trop enfantin».

Vers la simplicité

Bauhaus concentre tout ce que les nazis détestent dans l’art. Cosmopolite, moderniste, ils l’accusent aussi d’être un repaire de communistes. À partir de 1933, Bauhaus et ses professeurs sont mis sous tutelle. La plupart de ses enseignants devront quitter l’Allemagne. Déçu par la direction que le Bauhaus avait pris, Paul Klee avait démissionné dès 1931. Il était parti alors enseigner à l'Académie de Düsseldorf. Pour peu de temps. À partir de 1933, Paul Klee est suspendu de l'enseignement. Classé comme «artiste dégénéré», ses œuvres sont ridiculisées dans les journaux. Il est harcelé par la police. Il doit produire des preuves de son ascendance aryenne et refuse: «Je préférerais accepter certaines difficultés que de jouer la figure tragicomique courtisant la faveur de ceux au pouvoir

En 1936, Paul Klee ne produit que 25 œuvres, alors qu’en 1939 il a créé plus de 1.200 peintures et dessins

PAUL KLEE Schauspieler Masque de comédien 1924 THE MUSEUM OF MODERN ART NY THE SIDNEY AND HARRIET JANIS COLL

En 1933, il doit quitter l’Allemagne avec sa famille et retourne vivre auprès de ses parents en Suisse. A laquelle il demande la nationalité. Les dernières années seront difficiles en partie à cause d’une maladie dégénérative qui se déclare à partir de 1935, la sclérodermie. C’est un durcissement de la peau qui restreint progressivement les mouvements de l’artiste. Son travail va en être modifié, son langage graphique se réduit et se simplifie. En 1936, Paul Klee ne produit que 25 œuvres, alors qu’en 1939 il a créé plus de 1.200 peintures et dessins dont ses seuls grands formats.

Paul Klee est mort le 29 juin 1940, soit six jours avant que sa demande pour devenir citoyen Suisse soit acceptée. Sa première demande avait été faite en 1933. Jusqu’au bout l’ironie l’aura suivi.

Paul Klee: L'Ironie à l'œuvre

Au Centre Pompidou jusqu' au 1er août 2016.

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