Sciences / Santé

L’irrépressible tentation de la réédition du génome humain

Temps de lecture : 6 min

Baptisée CRISPR, une nouvelle technique élargit à l’infini le pouvoir des biologistes sur les génomes de notre espèce. Aucun contre-pouvoir à l’horizon. La France peine à organiser le débat.

Un mannequin du Smithsonian's Museum of Natural History recouvert de marqueurs génétiques | greyloch via Flickr CC License by

Après bien des atermoiements, l’Académie nationale française de médecine accueillera à Paris, les 28 et 29 avril, ses homologues européennes et américaines pour une réunion exceptionnelle autour du «Human Gene Editing». C’est la première rencontre à être organisée sur le Vieux Continent pour discuter des enjeux scientifiques, thérapeutiques et éthiques d’une technique révolutionnaire qui permet d’envisager une «réédition» des génomes des êtres humains. Rencontre utile et attendue, rencontre qui survient pourtant bien tard, trop tard peut-être.

En mai 2015, des biologistes chinois faisaient sensation: ils annonçaient avoir, pour la première fois au monde, modifié le patrimoine héréditaire d’embryons humains. Usant d’une nouvelle technique génétique (dite «CRISPR»), ils avaient osé franchir une frontière éthique généralement tenue jusqu’alors pour inviolable. La publication de ces travaux dans une petite revue spécialisée eut un écho dépassant la seule communauté des biologistes et des généticiens. On en vint rapidement à songer à la nécessité d’une pause scientifique, à un moratoire du type de celui qui, un demi-siècle plus tôt avait été envisagé lors de la conférence d’Asilomar.

Une conférence sur la réédition du génome humain fut organisée en décembre 2015 à Washington par des institutions académiques chinoises américaines et britanniques. Elle ne déboucha sur aucune conclusion pratique. En février 2016, la Human Fertilisation & Embryology Authority (HFEA) britannique donnait son feu vert pour une expérience consistant à modifier le génome d’embryons humains afin de tenter de déterminer pourquoi certaines femmes font, plus fréquemment que d’autres, des fausses couches.

Mi-avril, une autre équipe de biologistes chinois annonçait avoir, à nouveau, modifié le génome d’embryons humains. En 2015, il s’agissait de corriger un gène responsable d’une affection sanguine. Cette fois, la tentative consistait à rendre ces embryons «résistants à l’infection par le virus du sida». Le travail (collecte de 213 ovocytes humains d’avril à septembre 2014, travail sur 87 ovocytes fécondés dotés d’une paire de chromosomes supplémentaires, introduction de la mutation CCR5Δ32, opération génétique réussie dans quatre embryons sur vingt-six) a été publié dans Journal of Assisted Reproduction and Genetics. Commentée dans la revue Nature, l’affaire n’a, cette fois, guère mobilisé l’attention des médias généralistes. On s’habitue à tout, y compris à la menace de la transgression.

Dans tous les cas, les promoteurs de ces expériences font valoir que les embryons humains dont le génome est ainsi modifié ne sont pas destinés à être implantés dans des utérus féminins. Ils expliquent aussi être entourés des autorisations éthiques ad hoc. Plus généralement, ils plaident la liberté de la quête scientifique. Il apparaît toutefois clairement que ce plaidoyer n’est que le prélude à des revendications qui iront en s’élargissant. Jusqu’où?

Nouvel eugénisme

Il était, jusqu’à la mise au point et le développement épidémique de CRISPR, tenu pour acquis que les techniques de manipulations génétiques appliquées à l’homme ne pouvaient concerner que les cellules somatiques à des fins thérapeutiques (la «thérapie génique»). Leur application à des cellules germinales (ovocytes et spermatozoïdes) ou à un embryon aux premiers stades de son développement était de facto prohibées; parce qu’elle ne correspondait à aucun projet thérapeutique mais aussi et surtout car elle entraînerait des modifications transmissibles et irréversibles du génome humain. C’était là une porte entrouverte sur un nouvel eugénisme; non plus la correction du pathologique mais une amélioration de l’humain existant.

De ce point de vue, CRISPR confère une nouvelle et brûlante actualité à la question du transhumanisme, un mouvement protéiforme que tente de cerner le philosophe Luc Ferry dans son dernier ouvrage, La Révolution transhumaniste. Car la technique du CRISPR, acronyme difficile à prononcer (dire «crispeur») de Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, constitue, de l’avis même des généticiens, l’une des plus importantes révolutions technologiques de la biologie moléculaire de ces quarante dernières années. Avec ce nouvel outil, il devient possible de cibler n’importe quel gène pour le travailler à façon (l’«éteindre», l’«allumer», le «corriger», l’«améliorer»). Et ceci est vrai dans l’ensemble du vivant, le végétal, l’animal et l’humain. Le champ des possibles s’ouvre plus largement que jamais.

Les deux chercheuses qui ont le plus (et le plus tôt) œuvré pour le développement de CRISPR, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, se gardent généralement d’aborder les dimensions éthiques de «leur» technique. Dans un entretien accordé au Monde en mars 2016 (à l’occasion de la remise du Prix L'Oréal-Unesco pour les femmes et la science 2016, dont elles étaient lauréates), Jennifer Doudna n’exclut toutefois nullement l’hypothèse d’applications cliniques sur des embryons humains; applications qui conduiraient à une implantation utérine, puis à la naissance pour d’une personne génétiquement «rééditée». Selon elle, il faut même se préparer à la future naissance d’un «bébé CRISPR»:

«Ce n’est pas un cauchemar, c’est une quasi-certitude. Un jour, cela arrivera, je ne sais pas où ni quand, mais, un jour, je me réveillerai avec cette nouvelle. J’aimerais que nous ayons alors été aussi bien préparés que possible.»

Mais la chercheuse américaine juge qu’il est encore «trop tôt»:

«Si les citoyens ont l’impression que les pratiques ne sont pas éthiques, que les technologies sont discutables, on peut être confrontés à un rejet majeur, comme on a pu le rencontrer avec les OGM. Si le premier bébé CRISPR devait être conçu parce que ses parents rêvaient qu’il ait les yeux bleus, ce serait une catastrophe.»

Éthique biomédicale

Rien, aujourd’hui ne permet d’affirmer que cette préparation de l’opinion aura été faite. Les inquiétudes les plus vives concernent la nature et le degré d’avancement des travaux en cours dans les laboratoires chinois et asiatiques de génétique. Quand elles s’expriment sur le sujet, les autorités académiques chinoises ne manquent pas de faire comprendre qu’une certaine conception «occidentale» de l’éthique biomédicale ne saurait avoir, en elle-même, une portée universelle. De ce point de vue, les deux premières publications concernant les manipulations génétiques d’embryons doivent clairement être perçues comme des avertissements, ou des coups de semonces. On sait d’autre part que les États-Unis n’interdisent, au nom de l’éthique, que le financement fédéral des recherches, laissant la plus grande liberté au secteur privé. Et il faut encore compter, dans ce secteur très concurrentiel, avec la détermination et la volonté du pragmatisme britannique.

En pointe depuis le début des années 1980 dans le domaine de la réflexion bioéthique, la France semblait jusqu’ici comme totalement absente. Le Comité national d’éthique demeurait étrangement muet et aucun responsable politique, aucune institution scientifique ou médicale n’avait jugé utile de faire œuvre pédagogique et d’ouvrir des espaces d’échanges démocratiques sur un enjeu d’une telle ampleur. En cherchant bien, on peut toutefois disposer, depuis peu, d’un rapport complet et éclairant sur ce sujet. On le doit à l’Académie nationale de médecine sur le site de laquelle il est disponible: «Modifications du génome des cellules germinales et de l’embryon humains».

Ses auteurs, dirigés par le professeur Pierre Jouannet, biologiste de la reproduction de formation, rappellent que les interventions ayant pour but de modifier le génome de la descendance sont proscrites, en France, depuis 1994 et la première loi de bioéthique. «Les questions éthiques suscitées par ces technologies incitent à recommander l’ouverture d’une réflexion pluridisciplinaire qui devrait être menée dans le cadre d’un débat plus large», estiment-ils. Pour autant, ils estiment que les recherches sur les cellules germinales et l’embryon humains «devraient pouvoir être menées quand elles sont scientifiquement et médicalement justifiées».

C’est là une position que certains qualifient de scientiste et qui, en toute logique, devrait alimenter de solides controverses. Comment organiser les échanges démocratiques sur un tel sujet? À ce titre, la réunion internationale organisée par l’Académie nationale de médecine pourrait marquer le début, en France, du nécessaire débat à venir. Un débat qui n’a que trop tardé et qui ne doit pas masquer l’essentiel: la réédition des génomes humains commence à s’écrire, dès aujourd’hui, en Chine.

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