Culture

Avec «Les Habitants» de Depardon, la parole est à la «France du centre»

Temps de lecture : 6 min

Le nouveau film du documentariste et cinéaste invite 90 binômes à discuter de tout et de rien à l'arrière d'une caravane. Le résultat est passionnant.

«Les Habitants» de Raymond Depardon (Palmeraie et désert/ France 2 Cinéma)
«Les Habitants» de Raymond Depardon (Palmeraie et désert/ France 2 Cinéma)

Il existe une science, en tout cas une méthode de recherche, appelée l’analyse conversationnelle, qui se rattache à l’éthnométhodologie, qui entend rendre compréhensible ce qui se joue dans les pratiques sociales en partant de ces pratiques plutôt qu’en leur imposant une grille d’analyse. L’analyse conversationnelle consiste en la description aussi fine que possible des innombrables signes de toutes natures qui se produisent lors d’échanges de paroles, sans bien sûr les séparer du sens de ces paroles, mais en mettant en évidence les multiples stratégies, conscientes et inconscientes, qui sont mises en œuvres par les protagonistes.


Les Habitants, le nouveau film de Raymond Depardon, vise à faire de ses spectateurs des praticiens amateurs de l’analyse conversationnelle: en filmant de la manière la plus «simple» (disons la plus frontale, la plus cadrée, la plus systématique et la plus stable) des gens qui se parlent, il invite à les «écouter» et à les «regarder», mais aussi se rendre sensibles à la multiplicité des sens, des volontés, des élans de désir, de phobie, etc. que manifeste cet enregistrement délibérément statique et systématique.

Un studio de cinéma réduit à sa plus simple expression

Le réalisateur explique d’abord en voix off les principes du dispositif mis en place. Durant plusieurs mois (printemps et été 2015), il a parcouru les villes de France avec une petite caravane dans laquelle était installé un studio de cinéma réduit à sa plus simple expression: une caméra et des micros fixes, une petite table et deux sièges, au fond une fenêtre laissant voir l’extérieur.

Dans cette caravane, il a convié des «couples» à se parler et à être filmés. Rencontrés dans la rue, au café, sur une place de marché, ces «couples» sont composés de maris et femmes, mais aussi bien de frères, d’amis, d’amants, de fiancés, de vieilles copines, d’ex-conjoints et d’autres possibles assortiment par deux.

(Palmeraie et désert/ France 2 Cinéma)

Ils ont entre 17 et 77 ans et relèvent de caractérisations sociales très variées, même si on n’y trouve pas de cas extrêmes. «Je cherchais une France du “centre”, des gens qui travaillent, qui passent le bac, qui se marient, qui divorcent, qui votent…», explique le réalisateur. Pas de grand patron, de dealer, de dirigeant politique, de djihadiste…

De Charleville-Mézières à Saint-Nazaire, de Bar-le-Duc à Nice, à Bayonne ou Villeneuve St Georges, les 90 «couples» qui se sont prêtés à l’exercice ne constituent pas un «échantillon représentatif» de la société française, et Les Habitants n’est ni un sondage, ni une enquête sociologique. C’est un film, avec toute la subjectivité de son auteur, dans le choix de ceux qu’il a filmé et de ceux qu’il a conservé au montage, montage qui lui-même ne conserve pas la totalité de ce qu’on dit les personnes que nous voyons.

Car ils parlent, tous ces gens! Ils parlent tant et plus, de ce qui leur tient à cœur, de leur vie quotidienne, de leurs soucis, leurs espoirs. Ils parlent de sexe, ils parlent de travail, ils parlent d’argent, ils parlent de violence quotidienne, ils parlent de sentiments, de santé. Et, plus que tout peut-être, de relations familiales, dans l’infini complexité de ce qu’est devenue l’appartenance familiale aujourd’hui en France. De politique, au sens étroit du mot? Pratiquement jamais. Et du vaste monde? Absolument jamais.

Cartographie impressionniste

La diversité des personnes et la multiplicité des sujets composent une sorte de cartographie impressionniste, où chacun fera des découvertes sur ses contemporains-concitoyens. On n’en finirait pas de lister les paroles, les formules, les expressions. En choisir quelques unes ce serait leur donner un caractère anecdotique, publicitaire, à l’opposé de la manière dont fonctionne le film, dans la parfaite équanimité de son écoute et le total respect pour tous ces gens.

(Palmeraie et désert/ France 2 Cinéma)

La réussite du film, réussite qui se manifeste encore plus après la fin de la projection, lorsqu’on repense à celle-ci et à celui-là, à telle manière de s’adresser l’un(e) à l’autre, cette réussite tient à cette accumulation de saisies brèves et intenses. Elle tient aussi, peut-être même surtout, à tout ce qui se joue d’autre, les habits, les postures, les silences, les accents, les gestes, les hésitations –tout ce qui ne figurera pas dans le livre issu de cette expérience, également intitulé Les Habitants (Seuil). Livre qui, bien sûr, recèlera d’autres ressources.

Les Habitants est né d’un des précédents travaux du photographe-cinéaste, les photos réalisées pour l’exposition La France de Raymond Depardon, travail au long cours mené avec un appareil volontairement lourd et encombrant instaurant un certain rapport aux lieux et aux êtres. Mais surtout, il radicalise sa recherche de cinéaste documentaire, misant sur un certain type de rapport à la réalité et de manière de s’y inscrire.

La rigidité de son dispositif revendique et valorise ce que Depardon avait expérimenté un peu par force dans ses films dans le monde de la justice (Délits flagrants, Muriel Leferle et 10e chambre, instants d’audience), où il n’avait guère le droit de déplacer sa caméra, puis qu’il avait exploré délibérément dans sa trilogie des Profils paysans.

Wiseman et Depardon

Il ne s’agit pas de «style», il s’agit de la construction d’un rapport au monde, et aux spectateurs. Le prochain Festival de Cannes s’apprête à rendre hommage simultanément à Frederick Wiseman et Raymond Depardon, qui sont en effet les deux figures tutélaires du documentaire contemporain. Mais ce qui les distingue est au moins aussi important que ce qui les rapproche.

Ce qui les rapproche est une commune volonté de donner à voir la réalité complexe du monde social, sur un mode où l’enquête l’emporte sur le discours –par opposition au documentaire militant qui, lui aussi, se porte bien en ce moment, et connaît une sorte de triomphe, conjoncturel mais significatif, avec Merci Patron!, sur les traces de son pape moderne, Michael Moore.

Depardon construit une «position d’attente», il établit les principes rigoureux d’une disponibilité qui ne fait certes pas disparaître sa subjectivité, mais vise à ne pas l’asservir à une idée préconçue

Ce qui distingue Wiseman (surtout celui des années 1960-70-80) de Depardon est la manière de filmer, de prendre position par le cadre et le montage. Wiseman a longtemps cherché, dans la réalité, les manifestations de ce qu’il considère comme les forces qui organisent le monde, un monde où dominent l’injustice et l’oppression. Il construit désormais des portraits composites, où les effets d’assemblage sont centraux –et passionnants, par exemple dans les récents At Berkeley, National Gallery ou, de manière moins ouverte, In Jackson Heights.


Cela n’entache pas sa capacité d’écoute et de regard, mais selon une idée générale qui, sans être jamais énoncée, ne disparaît jamais –on a vu récemment un autre exemple très réussi de cette manière de faire avec Le Bois dont les rêves sont faits de Claire Simon.


L’opinion personnelle de Raymond Depardon sur le monde n’est pas forcément très éloignée de celle de Wiseman, sa manière de filmer si. Depardon construit une «position d’attente», il établit les principes rigoureux d’une disponibilité qui ne fait certes pas disparaître sa subjectivité, mais vise à ne pas l’asservir à une idée préconçue. D’où des stratégies de tournage (usage de la caméra et du son) et de montage très différentes.

Exceptionnelle perception

La posture de Raymond Depardon, qui d’une certain façon vient de ses origines dans le photojournalisme même si le résultat est aussi éloigné que possible du photo-reportage (et si on veut faire un peu de psychologie, vient aussi de ses origines paysannes, d’une attitude qui comporte d’attendre que «ça pousse») le situe dans la proximité de l’ethnométhodologie.

(Palmeraie et désert/ France 2 Cinéma)

Fort heureusement, il ne fait pas de l’ethnométhodologie sans le savoir, il en crée les conditions pour chacun. Il rend intéressant, émouvant, amusant, surprenant l’infini miroitement des manières d’exister des hommes et des femmes, et invite chaque spectateur à construire à son tour sa compréhension, ses points de ressemblance et de dissemblance, ses désirs d’en savoir plus, son droit à l’indifférence ou au rejet aussi bien.

Si d’aventure quelqu’un à l’issue d’une projection demandait à Depardon «Mais que voulez vous dire?» ou «Que dit votre film?», la seule réponse possible serait: «Rien».

S’il ne veut rien dire, Les Habitants offre en contre partie une exceptionnelle perception de ceux parmi qui nous vivons et qui, que nous le sachions ou non, participent à la configuration de notre existence. Les Habitants ne nous simplifie pas la vie, il l’éclaire et l’enrichit.

Les Habitants

de Raymond Depardon. Durée: 1h24. Sortie: le 27 avril

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