C'est une période difficile pour ceux qui produisent des programmes de qualité. Les années 2000 ont marqué le début d'un âge d'or pour la télévision. Des séries ambitieuses, comme Les Soprano ou Mad Men, ont atteint des sommets esthétiques et suscité de nombreuses discussions chez les téléspectateurs. Mais aujourd'hui, on a plus l'impression d'être au bord du gouffre. Nous connaissons une période d’abondance grotesque. Chaque série géniale n'est plus qu'une série géniale parmi toutes celles qu'on devrait déjà regarder. Même les spectateurs les plus dévoués loupent quelque chose de génial toutes les semaines. Ça signifie que les meilleures séries du moment ont beaucoup de mal à connaître l'effet de buzz de leurs prédécesseurs et à devenir un objet commun d'obsession.
C'est dans ce contexte que Better Call Saul, le spin off de Breaking Bad, dont le dernier épisode de la saison 2 a été diffusé le 18 avril aux États-Unis, s'est fait une petite place. Quand elle a été annoncée, j'étais très sceptique sur cette série qui devait raconter l'histoire de Saul Goodman, une ordure d'avocat joué par le comique Bob Odenkirk. Quand la première saison a été diffusée, les critiques largement positives qu'elle a reçues exprimaient surtout un grand soulagement: Saul n'avait pas terni l'héritage de Walter White. Depuis, la série se fait doucement remarquer. Les audiences sont bonnes et la performance d'Odenkirk a été applaudie dans le rôle subtil et pathétique de Jimmy McGill, l'homme qui deviendra Saul. La série vient d'être renouvelée pour une troisième saison. Elle s'en sort bien.
Elle vise plus haut en baissant les enjeux
Mais Better Call Saul devrait aller mieux que bien, parce qu'elle est déjà meilleure que Breaking Bad, et qu'elle a peut-être une chance (si elle reste aussi bonne) de devenir une des meilleures séries télé jamais produites. Better Call Saul reprend la signature de Breaking Bad: une cinématographie stupéfiante, de l'humour noir et un rythme effronté. Mais la série relève tout ça en y ajoutant de la beauté, de la subtilité et une certaine sophistication morale.
Pourtant, ce spin off reçoit moins d'attention que l'original. Et ça, c'est criminel. Même si ses disques durs sont déjà pleins à craquer, le public devrait être en train d'halluciner en voyant qu'une série aussi géniale que Better Call Saul existe.
Le plus pervers dans tout ça, c'est qu'elle vise plus haut que son ancêtre tout en baissant les enjeux. Dans ses deux premières saisons, elle s'est intéressée, non pas à des meurtres ou à d’incroyables rebondissements, mais aux dilemmes mondains de Jimmy McGill, un beau parleur avec un talent pour la manipulation dont il essaie de ne pas se servir. Le noyau émotionnel de la série repose sur sa relation avec son frère aîné, Chuck, un avocat brillant qui ne croit pas que Jimmy soit capable de rester sur le droit chemin. Celui-ci veut lui prouver le contraire, même si ses talents lui offrent une solution de facilité très tentante. Le résultat est un portrait fascinant d'un homme sous-estimé en train de se chercher et de chercher un sens à sa vie. La série pourrait s'appeler Breaking Good.
Bien sûr, on sait comment Jimmy va finir, et on sait qu'il finira par céder à la tentation. Mais sa lutte est touchante parce qu'elle est humaine. Breaking Bad raconte l'histoire d'un monstre: Walter White est une chiffe molle frustrée qui goûte au pouvoir et qui en devient fou. La série décrit sa chute inexorable. Mais Jimmy est un personnage bien plus complexe, qui veut aider son entourage mais dont les idées loufoques ont aussi souvent des résultats négatifs que positifs. Les forces qu'il rencontre (un frère écrasant, une incartade amoureuse, une déception au bureau ainsi que ses propres talents refoulés) sont dépeintes non pas avec la noirceur très contrastée des tentations de Walter White, mais avec des nuances plus subtiles qui ressemblent plus à la vie de tous les jours. Il est formidable de retrouver la même ambition scénaristique de Breaking Bad dans un contexte plus familier et tout aussi riche.
Montée de tension
D’ailleurs, Saul est le projet de Vince Gilligan, le créateur de Breaking Bad, et de Peter Gould, le producteur de Breaking Bad, qui a écrit l’épisode dans lequel est apparu Saul pour la première fois. Une des choses les plus remarquables de Breaking Bad, c’est cette façon de faire monter la tension jusqu’au tout dernier épisode. Ils ne nous ont pas fait perdre notre temps avec des saisons approximatives ou un dénouement flasque. Au lieu de ça, Vince Gilligan et son équipe ont su raccrocher au sommet de leur gloire. Par la suite, lui et Gould ont rapidement repris le travail avec Better Call Saul, et la série toute entière opère avec le même brio et le même culot que Breaking Bad à sa fin.
C’est évident aussi bien dans la trame sous-estimée, méthodique et délibérée de Saul que dans le suspense qu’elle crée à chacun de ses tournants subtils. Pourquoi est-ce que Mike Ehrmantraut, un des grands personnages de Breaking Bad, perce-t-il des trous dans un tuyau d’arrosage avec sa petite-fille? Pourquoi est-ce que Nacho, l’apparatchik rusé du monde de la drogue, s’arrête-t-il pour regarder les sièges en cuir de son Hummer? Pourquoi est-ce que Kim Wexler (l’amie, collègue et maîtresse de Jimmy) déchire-t-elle une carte de visite à son nom? Chacun des modestes moments de la série constituent un puzzle fascinant. Il faut aussi noter que les personnages que la série a introduits, comme le méticuleux Nacho (Michael Mando), la loyale et ambitieuse Kim (Rhea Seehorn) et l’intriguant Chuck (Michael McKean, qui comme Odenkirk est un acteur comique qui a pris un tournant dramatique réussi) sont aussi passionnants que les deux qu’on a suivis pendant des années.
Saul est aussi une vraie merveille d’un point de vue visuel. Sa beauté ordinaire et urbaine est pleine de grâce. Gilligan a toujours l’œil pour la géométrie chaleureuse d’Albuquerque, et lui et les autres réalisateurs qui ont travaillé sur la série (y compris Gould) ont su trouver d’élégantes compositions pour chaque tableau réaliste. Dans le premier épisode de la deuxième saison, un plan général ouvre la première scène et révèle le parking industriel déserté où un deal va avoir lieu. Puis, pendant un bref instant improbable, un colibri traverse le champ et s’arrête pour regarder la caméra, avant de s’en aller. Ce plan est un heureux hasard (surtout parce que la scène qui suit comprend un Hummer de la même couleur qui sera central dans l’action), mais la décision de le conserver et d’en tirer le maximum est très caractéristique du charme et de l’assurance de la série.
Brio sans arrogance
Le rythme de Saul est en effet tellement soutenu qu’on a l’impression de regarder un pur-sang lancé à pleine puissance sur une piste. De nombreuses scènes commencent tôt et durent longtemps, ce qui permet aux personnages de s’approcher lentement, de se jauger, de réagir, de se trouver et de respirer. La série fait des bonds en avant et en arrière avec agilité et jamais sans raison, pour révéler des incidents qui nous permettent de mieux comprendre les protagonistes sans égards excessifs pour la chronologie. Tout cela est fait sans prétention ou arrogance, même si Saul n’est pas au-dessus d’un peu de frime: un épisode récent commençait par un plan séquence de quatre minutes à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Un hommage tendu et cinétique à la célèbre séquence d’ouverture de La Soif du mal d'Orson Welles.
C’est un pur bonheur que de voir Saul apporter un aussi grand soin aux détails. Des toiles d’araignée dans une planque aux quelques notes de rap jouées par une boombox au loin pendant que des avocats travaillent tard pour examiner un document, la série prépare le terrain pour de nombreuses saisons à venir, ou du moins je l’espère. Il est peut-être encore trop tôt pour déclarer que Better Call Saul est une des meilleures séries de tous les temps, mais tous les ingrédients nécessaires sont là. Quelle que soit la direction que prendra Saul, vous seriez fous de ne pas suivre son chemin.