Imaginez Benjamin Castaldi, yeux exorbités, dents pourries, fouillant nerveusement les entrailles des restes de Loana, traquant dans le moindre recoin de la Plaine Saint-Denis les survivants paniqués de Secret Story. Et, au dehors, une foule de fans zombies affamés, se bousculant pour arracher un morceau du prochain sortant. Improbable ? Chez nous, peut-être. Les Anglais, eux, l'ont fait.
Trente ans après la condamnation sanglante du consumérisme par George Romero dans Zombie, Dead Set, sommet d'humour viscéral, se paye la tête de la télé-réalité. Les enjeux, du film culte à cette mini-série de cinq épisodes, n'ont guère changé: un groupe de survivants se terre derrière les barricades d'une place forte, espérant échapper au reste d'une humanité zombifiée. Seulement, le centre commercial de Zombie s'est transformé en loft de Big Brother, et les survivants en candidats, producteurs et employés de la plus fameuse émission de télé-réalité.
La télé, opium du peuple, la télé-réalité... garde-manger du peuple zombie, et les habitants du loft pour sauver la planète (ou pas)? Il fallait un Anglais pour avoir une idée aussi farfelue. Charlie Brooker, très fameuse plume satirique de la presse britannique (il signe notamment une chronique dans le Guardian), célèbre pour ses commentaires acerbes sur les dérapages de Big Brother, a pris trois ans pour vendre le concept à la petite chaîne E4 (qui diffuse également l'excellente Skins), petite sœur de Channel 4... hôte de Big Brother. Pour produire ce qui deviendra Dead Set, il a fait appel à sa propre boîte de prod, Zeppotron, dont le principal actionnaire se trouve être... Endemol, grand manitou de la télé-réalité ! D'où une étonnante collision d'intérêts, qui rajoute du sel dans les entrailles sanguinolentes de la série.
«Pourquoi les gens s'inscrivent-ils dans des émissions de télé réalité? Questionne Brooker. Parce qu'ils veulent se sentir différents, peut-être meilleurs que la masse. Ils veulent se sentir désirés, ils veulent que les gens qui les regardent se bousculent pour un morceau de leur rêve... ce que souhaite littéralement les zombies de Dead Set.» La métaphore est un peu lourde, mais elle est brillamment explicitée dans la série. Son but lier le plus étroitement possible les codes de la télé-réalité et des films de zombies, pour créer la surprise, l'amusement (on y rit beaucoup), la violence et, finalement, l'horreur. Un choc progressif, qui ne laisse guère de doute quant aux ambitions de son auteur.
«Je ne suis pas un anti télé-réalité, explique-t-il. Pour écrire mes articles, j'ai dû en voir des heures, et je me suis laissé manipulé, comme des millions de téléspectateurs, avec un plaisir coupable. J'ai commencé à être plus violemment critique le jour où les sélections pour l'émission se sont transformées en casting à base de jeunes gens vaguement photogéniques et décérébrés. Mon but, dans Dead Set, c'était de mettre ces stéréotypes face à une situation extrême, et de révéler leur humanité. Les participants d'un Big Brother commenceraient-ils tous à s'entretuer si des zombies les attaquaient? Je ne crois pas. J'ai donc décidé que le méchant de l'histoire, ce ne serait pas eux, ce serait le producteur.»
Endémol finance son auto-critique
Le producteur, un certain Patrick, salopard fini, misanthrope et cynique, représenterait donc... Endemol. «Ils n'ont pas réalisé l'ironie de la situation, s'amuse encore Yann Demange, réalisateur franco-britannique de Dead Set. Je crois qu'ils n'ont même pas saisi qu'on était en train de faire une critique de la télé-réalité avec leurs propres sous... Je me sens comme un gosse qui se serait payé la tête de son maître d'école dans son dos.» Plutôt laxistes, les patrons d'Endemol auraient validé le projet sur son simple pitch de départ: l'humanité décimée, les seuls survivants sont dans le Loft? On prend! «Quel risque couraient-ils vraiment? modère Charlie Brooker. Même si nous les descendions, ça resterait un bon coup de pub pour eux. Les Simpson sont diffusés sur la Fox aux Etats-Unis et se payent régulièrement la tête de la chaîne et de son patron, Rupert Murdoch...» «Ils ont aimé le concept. Ils ont donné leur feu vert. Ils ne sont jamais venus sur le tournage, précise Yann Demange. C'était un tout petit projet, avec un tout petit budget, pour une toute petite chaîne. Et au final, plus de trois millions de personnes ont vu la série.»
Inconsciente, Endemol? Peut-être simplement capable d'autodérision, surtout de l'autre côté de la Manche, où on aime ne pas se prendre au sérieux. La preuve: une scène de Dead Set a pu être tournée «entre deux pages de pub» dans les vrais décors de Big Brother, face au vrai public de l'émission. Plus fort encore, Davina McCall, la présentatrice de l'émission, immense vedette en Angleterre, a accepter de jouer son propre rôle... et de se faire zombifier, avant de dévorer à son tour quelques malheureuses candidates! «J'ai encore du mal à réaliser qu'Endemol nous a laissé utiliser la vraie présentatrice de Big Brother... pour la tuer et la transformer en zombie», s'amuse Charlie Brooker, qui pourtant avait par le passé égratigné sa future actrice dans ses chroniques. «Le pire, c'est que tout ces gens sont en fait absolument délicieux», avoue-t-il, goguenard.
Délicieux, certes, mais surtout capables de prendre pleines dents, et en souriant, une «critique violente de la télé-réalité», de l'aveux même du réalisateur Yann Demange, qui a tenté de rendre visuellement crédible un scénario cauchemardesque. «J'ai pu visiter le décor du vrai Big Brother, et j'ai copié les détails qui me plaisait, explique-t-il. Il fallait que Dead Set ait l'air de se dérouler dans un vrai loft, reprenne les couleurs, la lumière, le langage visuel de la télé-réalité.» Scènes filmées depuis les caméras de contrôle, confessionnal, piscine et salon décoré dans le plus pur style Loft Story (fauteuils design et tapis à poils longs), tout y est, à commencé par les candidats, bimbos et excentriques en tous genres, bien décidés à sauver leur peau. Ces pieds nickelés cathodiques parviennent-ils à la fin à s'en tirer et à préserver l'espèce humaine ? On taira ici les dernières minutes de Dead Set, conclusion traumatisante de plus de deux heures de fiction catégoriquement déconseillées aux âmes sensibles... et aux fans de Secret Story.
Pierre Langlais
Image de une: Davina MacCall, DR