Avez-vous déjà tenté de faire la liste exhaustive des interdits alimentaires et comportementaux auxquels sont soumis les femmes enceintes? Ils sont si nombreux que la cacherout pourrait bientôt faire pâle figure à côté: prohibition de l’alcool, prévention contre les parasitoses, craintes des carences vitaminiques, du diabète gestationnel, de l’hypertension artérielle, lutte précoce contre les allergies, l’obésité, etc. Sans parler de tout ce qui relève de près ou de loin du bien mal défini «principe de précaution»: repeindre son appartement? se teindre les cheveux? utiliser une huile de massage contenant des huiles essentielles? boire du lait de soja? faire du vélo? Vous n’y pensez pas! Pourquoi donc prendre un moindre risque qu’on pourrait facilement éviter?
Si la multiplication de ces consignes peut légitimement poser question tant elles envahissent la vie des futures mères sans que leur utilité ne soit toujours bien établie, on peut aussi s’interroger sur la façon dont elles peuvent également s’adresser aux futurs pères, de plus en plus invités à prendre leur part de l’écrasante obligation sociale de devoir tout faire pour concevoir le plus parfait des bébés.
La callipédie, une affaire d’hommes
Aussi bizarre que cela puisse paraître à nous autres citoyens du XXIe siècle, l’idée que les femmes sont les principales actrices de la grossesse (et à ce titre responsables de la lecture et l’application de l’encyclopédie de la puériculture en trente-six volumes) est un concept relativement nouveau. Au XVIe siècle par exemple, c’était le père qui était garant d’une procréation médicalement et moralement «saine», c’était à lui que revenait la charge de veiller à ce que tout soit fait pour que naissent de beaux enfants, un eugénisme avant l’heure répondant alors au doux nom de «callipédie».
Les exigences étaient certes différentes de nos normes médicales actuelles mais non moins contraignantes. Le médecin Jean Liébault en donne un aperçu dans son traité sur les maladies des femmes, publié en 1598. Il fallait d’abord que les hommes soient «dans la fleur de l’âge», ni trop jeunes, ni trop âgés. Il fallait ensuite limiter les rapports sexuels et ne pas s’y adonner avec trop de volupté (de peur que les époux oublient qu’ils étaient d’abord là pour remplir une mission divine). Un régime alimentaire était alors de mise pour calmer les appétits sexuels des époux:
«User de viandes délicates de bon suc et faciles à digérer, […] bouillons de poulets, perdrix, pigeonneaux, [...] desquels on fera panades ou consommés ou bouillis avec jaunes d’œufs et un peu de safran ou poudre de muguette, […] le lait d’ânesse, ou de chèvre, ou de brebis ou de vache a une grande vertu pour conforter et restaurer les esprits perdus.»
Au père la responsabilité de tout faire pour procurer une semence de bonne qualité
Mais ce n’est pas tout! La callipédie était aussi affaire de saisons! Idéalement il fallait procréer au printemps mais possiblement aussi en automne. L’été était considéré comme dangereux étant donné «le corps [est] débilité des grandes chaleurs et exténué des excessives sueurs et transpirations assidues». Le moment de la journée avait également son importance: les rapports sexuels devaient avoir lieu en fin de nuit car alors «la semence de l’homme semble être plus ferme, plus compacte et plus globeuse, et les esprits mêlés et épandus parmi la matière spermatique plus vigoureux». Sans oublier bien sûr les conjonctions célestes! Malheur à ceux dont les enfants seraient conçus à la nouvelle lune ou à la lune décroissante, ils seraient alors «difformes, mutilés, chétifs, tordus, bossus, contrefaits et maladifs, mais aussi stupides, sots, lourdauds, dépourvus de tous bénéfices et dots de la nature» –rien que ça.
Entamer une gestation symbolique
Il est amusant de constater que bien souvent, les règles pour «bien engendrer» dépendent des représentations sur la biologie de la reproduction. Pendant longtemps en Europe a dominé le principe aristotélicien selon lequel la semence masculine était prédominante dans la procréation. Ceux qui avançaient l’existence d’une semence féminine restreignait son rôle à fournir la «matière» à l’embryon, là où la semence masculine lui donnerait vie. La femme jouait donc le rôle de terrain fertile sur lequel se développerait (ou non, car l’infertilité était toujours considérée comme une responsabilité féminine) la «graine» masculine. Au père donc la responsabilité de tout faire pour procurer une semence de bonne qualité à la mère lors de la procréation, et à elle la responsabilité d’assurer son développement.
La découverte de l’ovule entre 1668 et 1673 par Nicolas Sténon et Rénier De Graff, puis l’observation des spermatozoïdes au microscope entre 1674 et 1678 par Antoni von Leeuwenhoek et Nicolas Hartsoeker jusqu’à la découverte en 1875 de la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde ont considérablement ébranlé les représentations et rétabli la parité entre les contributions féminines et masculines au moment de la conception... sans pour autant alléger les femmes de la responsabilité de la bonne croissance de l’embryon durant la grossesse et des contraintes hygiénistes subséquentes.
Mais il en va autrement dans les cultures où les représentations relatives à la reproduction accordent un rôle actif au père durant la grossesse. L’idée selon laquelle les aliments ingérés par le père pourraient être transmis à l’enfant via le sperme est par exemple assez répandue et à l’origine d’interdits alimentaires dans le monde entier. La psychologue Lise Bartoli, dans son ouvrage Venir au monde, évoque par exemple l’interdiction de la consommation de lézard et de serpent chez les Tins Damas de Nouvelle-Guinée, la réprobation de la consommation de certains poissons chez les Nezbis du Gabon et chez les Yamis de Taïwan.
D’autres interdits comportementaux sont également présents dans de nombreuses traditions, sans pour autant être en lien direct avec la biologie de la reproduction: en Inde, interdiction faite aux futurs pères brahmanes de traverser l’océan ou de se rendre dans un pays étranger; en Nouvelle-Guinée, interdiction de tirer à l’arc ou de se servir d’une hache; à Taïwan, au Soudan et à Java, interdiction de tuer ou blesser un animal. Lise Bartoli souligne l’intérêt social de ces interdictions qui, en marginalisant les futurs pères par rapport aux autres hommes, permettent d’entamer une gestation symbolique utile à la création de liens entre les pères et leurs enfants.
Et s’il devenait recommandé de porter des préservatifs pendant toute la durée de la grossesse pour éviter toute exposition fœtale à des substances potentiellement nocives?
N’y a-t-il d’ailleurs pas une fonction équivalente à trouver dans le choix de certains futurs pères de s’astreindre au même régime alimentaire que leur femme, d’être assidus aux rendez-vous médicaux, échographies et séances de préparation à la naissance ou d’entamer des travaux en vue d’aménager la chambre du bébé?
À la recherche du risque zéro
Actuellement, l’extrême majorité des prescriptions médicales liées à la grossesse s’adressent aux femmes. Si les hommes s’imposent des restrictions –comme de ne pas consommer d’alcool ou de ne pas fumer durant la grossesse–, c’est souvent un choix d’initiative personnelle, et qui repose largement sur des motivations sociales. Mais il se pourrait que les découvertes scientifiques récentes viennent bouleverser les représentations et accroître la responsabilité des pères dans la survenue de certaines pathologies ou dans le bon déroulement de la grossesse, ouvrant la voie au renouvellement du discours médical de prévention et l’édiction de nouvelles règles directement destinées aux futurs pères.
Depuis quelques années, les médias relatent un nombre croissant de recherches médicales qui s’intéressent aux risques possibles pour les enfants nés de pères âgés de plus de 45 ans. Alors que, jusqu’alors, la réprobation des paternités tardives s’inscrivait dans une norme procréative d’origine sociale, on assiste dès lors à la naissance d’un intérêt médical pour la question. En avril 2014, le Journal of American medical association (Jama) publiait un article évoquant des liens possibles entre paternité tardive et survenue de troubles psychiatriques ou développementaux (hyperactivité, troubles bipolaires, addictions...). En juin 2015, la revue scientifique Molecular Psychiatry affirmait de son côté que le lien entre paternité tardive et autisme était désormais établi.
Plus près de nous, on peut examiner avec intérêt la section «expositions paternelles» du site du Centre de référencement sur les agents tératogènes (Crat), chargé de faire une veille bibliographique sur l’impact des médicaments sur les grossesses et de formuler des recommandations sur la conduite à tenir. Dans cette section réservée aux expositions paternelles, seuls les médicaments immunosuppresseurs ou anticancéreux sont pour le moment référencés. Le but est de prévenir au moment de la conception le risque de malformations embryonnaires liées à d’éventuelles mutations des spermatozoïdes en raison de ces traitements. Mais ce n’est pas tout ! En évoquant le potentiel passage des substances actives dans le sperme des hommes (via lequel elles pourraient possiblement gagner la circulation maternelle), elle ouvre la voie à une recommandation encore inédite : celle de porter des préservatifs pendant toute la durée de la grossesse pour éviter toute exposition fœtale à des substances potentiellement nocives (voir par exemple la page dédiée à la Fotémustine). Une recommandation qui a également été évoquée en février 2016 pour éviter la transmission par voie sexuelle du virus Zika aux femmes enceintes.
Difficile d’identifier alors ce qui pourrait empêcher une telle recommandation de s’étendre peu à peu à d’autres expositions paternelles, rencontrées dans un cadre professionnel ou thérapeutique et jugées incompatibles avec la recherche du risque zéro. Alors que bien des associations de défense des usagers de la périnatalité peinent à faire reconnaître que la grossesse n’est pas une maladie des femmes, force est de constater qu’elle est en train de devenir une maladie des couples. Chers futurs parents, bon courage!