Appelons ça le service après-vente de La Soif du malt, puisque ces derniers temps vous avez été nombreux à me demander sur Twitter comment commencer à se constituer un bar à whisky quand on prend goût au malt. Avec 140 signes, je vous répondrais bien: en accumulant quelques bouteilles dans un placard. Mais, si vous êtes prêt pour la version longue, on y va.
1.Commencez par choisir une stratégie
Se construire un bar à whisky est une conquête de longue haleine à tâtons dans les ténèbres, à entreprendre avec méthode. Petite parenthèse: choisir au pif les bouteilles n’entre pas dans la catégorie «avec méthode», même si cette absence de réflexion ne vous met pas à l’abri de belles surprises. Mais, étant donné l’inflation des prix du jus de malt distillé, on a tout intérêt à relire Sun Tzu et Clausewitz avant de pousser la porte du caviste. Ou à opter pour l’une des deux stratégies de base: creuser ce qu’on aime et, de là, partir en spirale à la découverte; ou, à l’inverse, se créer un petit éventail puis approfondir ce qui vous plaît. On développe?
2.Commencez par ce que vous aimez
La méthode de ceux qui dans l’assiette mangent d’abord le meilleur –la mienne, donc. Ne cherchez pas à rassembler un assortiment représentatif de la mappemonde du malt dans votre placard à spiritueux –un Speyside classique, un Islay tourbé, un bourbon, un pure pot still irlandais, un blend, un ou deux whiskies du monde, etc. À quoi bon si vous n’appréciez pas la tourbe ou le bourbon et encore moins l’irish? Quant à choisir un whisky du monde… Vaste programme dans la mesure où il y a autant de similitudes entre les single malts suédois et indiens que de gènes communs entre le pétoncle et le goéland.
Constituez un petit stock d’une demi-douzaine de flacons max et sélectionnez-les selon leur profil aromatique: un tourbé, un fruité, un herbacé, un épicé, un iodé, un jus de céréales, un boisé intense...
Donc. Ne sautez pas sans parachute: partez de ce que vous aimez, ensuite, seulement, lancez-vous à l’aventure. Si vous appréciez le goût tourbé-fumé, et qu’un Islay vous a dépucelé le malt, faites connaissance avec les autres tourbés de l’île. Puis, allez progressivement chercher la tourbe ailleurs : parmi les joyaux de Campbeltown (Springbank, Longrow), dans les Orcades (Highland Park, plus iodé), dans le Speyside (des tourbés chez Benromach, BenRiach, GlenDronach…), les Highlands (Ardmore, la main légère), le Japon (Hakushu, Yoichi, Chichibu), le reste du monde…
Un peu d’originalité? Choisissez-les chez les embouteilleurs indépendants plutôt qu’en version officielle. Et, en voyageant, commencez à vous intéresser à autre chose que ce bloc de lichens compact qui à long terme vous empêchera de goûter le reste!
Même démarche si vous craquez pour les bourbons, qui vous mèneront ensuite aux irish whiskeys (et vice versa) puis aux scotches boisés et épicés (Ballantine’s Hard Fired, certains Dalmore, certains Auchentoshan…). Besoin d’aide? Pour le prix d’un single malt, investissez dans L’Atlas du whisky, de Dave Broom (Flammarion), qui pour chaque bouteille vous oriente vers d’autres semblables, ou dans Iconic Whisky, de Cyrille Mald et Alexandre Vingtier (La Martinière), qui autopsie sans anesthésie plus de malts que vous ne pourrez en boire.
3.À l’inverse, rassemblez un éventail de propositions pour mieux choisir ensuite
Constituez un petit stock d’une demi-douzaine de flacons max mais, au lieu de les choisir selon des critères géographiques dépassés (un Speyside, un Islay, un Japonais, un bourbon américain…), sélectionnez-les selon leur profil aromatique: un tourbé (je ne vous refais pas la liste), un fruité (Glen Grant, GlenDronach, Aberlour vieilli en fûts de sherry, Tamdhu, Yamazaki, Kavalan, Redbreast…), un herbacé (Aultmore, Glen Elgin, Glen Keith, Hakushu…), un épicé (voir plus haut, et ajoutez les single pot still irlandais), un iodé (Old Pulteney, Highland Park, Bowmore…), un jus de céréales (Bruichladdich), un boisé intense (les bourbons Knob Creek, Bulleit, Elijah Craig…), etc.
Quand on débute, on se tourne naturellement vers les goûts un peu extrêmes, facilement identifiables (malts tourbés, whiskies puissamment marqués par le vieillissement en fûts de sherry, bourbons qui envoient du copeau…) ou vers la rondeur un peu sucrée qui trouve son chemin dans le gosier sans GPS (irlandais, fruités goulus, jeunes NAS[1] anabolisés à la vanille…).
Pas de panique si vous passez à côté: ce n’est pas parce que vous n’appréciez pas un malt que vous «goûtez mal». Mettez la bouteille de côté, revenez-y dans six mois, dans un an, quand votre palais se sera affûté
Avec un peu d’expérience, vous pourrez thématiser différemment votre approche en gardant sous la main: votre whisky favori tout terrain; le whisky qui vous fait passer du nervous breakdown au mode «finalement l’apocalypse n’est pas pour demain» (une bouteille hors de prix pour vous inciter à ne jamais dépasser la dose prescrite); un whisky spécial grandes occasions mais la vie est trop courte pour ne jamais le sortir; et éventuellement un blend pour vos amis qui aiment l’humilier dans le cola mais-vous-avez-trop-peu-de-potes-pour-les-perdre-en-faisant-des-remarques. Le premier sera sans doute toujours le même, mais n’hésitez pas à faire tourner les autres.
4.Commencez avec des bouteilles accessibles (mais intéressantes)
Maîtriser les basiques n’est pas une mauvaise idée. Vous n’avez pas appris à lire avec Les Frères Karamazov mais en cornant Oui-Oui, alors pourquoi vous lancer dans des bouteilles hors de prix, complexes à appréhender, et que vous n’apprécierez pas forcément? Cragganmore 12 ans, Laphroaig 10 ans, Ardbeg Ten, Nikka From the Barrel, Aultmore 12 ans, Aberlour 12 ans non chill-filtered, Benromach 10 ans 100 Proof, Redbreast 12 ans, Springbank 10 ans, Caol Ila 12 ans et bien d’autres se dénichent sans efforts, ne vous coûteront pas trop cher et vous promettent de bons moments. D’ailleurs, la majeure partie de ces flacons se retrouve aussi dans le bar perso des connaisseurs.
À chaque fois que vous en aurez l’occasion, goûtez les très grands whiskies qui s’offrent à vous: ils vous marqueront, fixeront des repères, et repousseront parfois le dernier barreau dans votre échelle du possible. Pas de panique si vous passez à côté: ce n’est pas parce que vous n’appréciez pas un malt que vous «goûtez mal». Mettez la bouteille de côté, revenez-y dans six mois, dans un an, quand votre palais se sera affûté. Si vos goûts évoluent, c’est toujours bon signe. Dans le cas contraire, relax, ce n’est jamais que du whisky.
Enfin, inutile de thésauriser les flacons, à l’image de ces bibliophiles qui empilent les bouquins, préférant les livres à la lecture. Ce que nous croyons posséder nous possède, dit-on. Autant multiplier les raids sur les bars de ses amis ou dans les salons de dégustation pour se faire le palais avant d’investir peu mais mieux. Ou piocher dans les coffrets proposant plusieurs mini-doses pour élargir l’horizon.
1 — No Age Statement, whisky sans compte d’âge (le plus souvent jeune). Retourner à l'article
Un grand merci à Salvatore et Yves, qui n’ont pas oublié leurs premiers émois maltés, alors que bien du whisky a coulé sous les ponts. Et à tous les anonymes qui sur Twitter posent trop de questions: continuez !