Andrew Taylor, le PDG de Rent-A-Car Entreprise, incarne par bien des côtés l'establishment du monde des affaires. Sa famille est 32ème dans la liste des 400 personnalités les plus riches d'Amérique du magazine Forbes; elle a bâti une fortune de 7 milliards de dollars en louant des véhicules bon marché à la classe moyenne. Ses dons sont en général destinés aux candidats républicains. Mais pour ce qui est du prix de l'énergie, l'opinion de Taylor est des plus hérétiques.
L'année dernière, le prix de l'essence est passé de 4$ à 2,5$ le gallon [1 gallon = environ 3,8 litres]; les constructeurs automobiles (et les entreprises de location) ont donc eu bien du mal à anticiper les désirs des consommateurs: voitures consommant peu, ou énormes 4x4? Taylor a alors eu une idée: demander au gouvernement de garantir la stabilité du prix de l'essence (entre 3 $ et 4 $ le gallon) en instaurant une taxe nationale élevée sur cette même essence - comme en Europe, par exemple. Cette mesure est selon lui de nature à donner un coup de fouet à l'innovation et à accélérer le passage à la voiture électrique. «Les consommateurs sauraient quel genre de voiture ils veulent acheter, et les constructeurs sauraient quels modèles construire», affirme-t-il.
Il y a quelques années, un tel discours (s'inspirer de l'interventionnisme à l'européenne pour réformer un secteur d'activité emblématique de l'Amérique, en répercutant la hausse des prix sur les consommateurs) aurait suffit à faire de Taylor un traitre à la classe dirigeante. Mais Taylor est ce que l'on pourrait appeler un homme d'affaire progressiste. Pas progressiste au sens vieille école, réformateur, version Robert La Follette. Et pas non plus progressiste au sens nouvelle-école, commerce équitable, version Huffington Post. Depuis les années 1920, il n'est pas rare d'entendre des hommes d'affaires se targuer d'être «progressistes» (avec un p minuscule): pragmatiques, friands de nouvelles technologies et toujours prêts à améliorer les systèmes, disposés à collaborer avec le gouvernement et les travailleurs, ouverts au changement. Et de ce point de vue, il semble bien que nous soyons aujourd'hui en train de vivre un moment progressiste.
Wall Street n'approuve peut-être pas en bloc la réforme économique prévue par le président Obama. Mais une fraction bien plus étendue du monde de l'entreprise américain (la vente au détail, les technologies, les infrastructures, l'énergie, la santé, les transports) est progressivement en train d'y adhérer. Charles Holliday, le PDG de DuPont, a couvert l'administration Obama de louanges que l'on pourrait presque qualifier d'excessives. Lorsqu'un représentant de la Chambre de commerce américaine (qui s'oppose à la mise en place d'un système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre) a réclamé l'ouverture d'un nouveau «procès du singe» version réchauffement climatique, John Rowe, le PDG du groupe d'énergie Exelon, a décidé de quitter cette organisation de plus en plus conservatrice, déplorant «l'acharnement» que mettaient les membres de la Chambre à combattre les mesures anti-carbone. Fin septembre, Apple a emboîté le pas à Exelon. «Nous aimerions que la Chambre adopte une approche plus progressiste vis-à-vis de ce problème majeur», a écrit un représentant d'Apple. (Tiens, encore ce mot en p).
Un bon nombre de grandes entreprises ont donc décidé d'adhérer au programme d'Obama; un choix bien évidemment motivé par les profits autant que par la politique. Les fournisseurs d'énergie sont favorables à la mise en place de taxes carbone et d'un système de quotas d'émission; elles rejoignent en cela Andrew Taylor et son idée d'une essence au prix élevé et stable. La certitude en matière de coûts et de prix du marché permet aux entreprises de faire des investissements à long terme en meilleure connaissance de cause. De plus, le plan américain de relance a allongé la liste des sociétés devant désormais compter la puissance publique parmi leurs clients importants: énergie renouvelable, technologie «smart grid», systèmes de construction, véhicules électriques, etc. BrightSource Energy, start-up d'Oakland (Californie), s'est associée à Bechtel, un des fondateurs du complexe militaro-industriel, pour construire une énorme installation solaire dans le désert californien - ils n'attendent plus qu'un chèque à neuf chiffres signé par le département de l'énergie...
Si Andrew Taylor demande une hausse du prix de l'essence, c'est aussi par intérêt personnel. Rent-A-Car Enterprise possède une flotte de 800.000 voitures de location, et propose déjà des véhicules hybrides (qui sont plus demandés lorsque l'essence est chère). Mais au total, le clivage naissant entre les grandes sociétés progressistes et les entreprises conservatrices (que la Chambre du commerce prétend représenter) peut s'expliquer plus simplement. Les grandes firmes sont plus implantées à l'étranger; elles suivent donc au plus près l'évolution de leurs secteurs d'activité respectifs. Rent-A-Car Enterprise est très présente au Royaume-Uni, où les taxes sur l'essence sont élevées, ce qui stabilise les prix sans tuer le marché pour autant. «Là-bas, nos véhicules sont plus petits; ils ont rarement la direction assistée, explique Taylor. Ce qui n'empêche pas les gens de conduire comme des dingues.»
Les nouveaux hommes d'affaires progressistes sont surtout pragmatiques. Ils savent qu'Obama sera à la Maison Blanche pour les quatre - ou peut-être même huit - années à venir. En temps de guerre, il n'y a pas d'athée sous la mitraille. Et en temps de récession, il y a peu de libéraux niant la réalité du réchauffement climatique dans les conseils d'administration... Autrement dit - pour employer une métaphore que les membres de la Chambre de commerce seront plus à même d'apprécier - il y a moins de William Jennings Bryan et plus de John T. Scopes.
Daniel Gross
Traduit par Jean-Clément Nau
Image de Une: La centrale solaire de Gadarban, REUTERS/Regis Duvignau