Vous ne regarderez plus les grilles de ventilation de la même façon. Gerald Foos, le gérant d’un motel près de Denver, a observé en secret ses clients dans leur chambre pendant quarante-sept ans. Le voyeur épiait en toute discrétion les scènes les plus intimes depuis un grenier aménagé et grâce à un astucieux système de grilles de ventilation factices.
En 1980, il contacte Gay Talese, star du «Nouveau journalisme» américain, qui a notamment écrit en 1966 «Frank Sinatra has a cold», un article légendaire sur la toux de «The Voice» et ses conséquences sur le tout-Hollywood. Les deux hommes se rencontrent. S’ensuivent trente-trois années durant lesquelles le journaliste dissimule les activités de Gerald Foos, temps qu’il lui faudra patienter avant que le voyeur ne l’autorise finalement à dévoiler son identité en 2013. Le New Yorker a publié l’article de Gay Talese, «Le motel d’un voyeur», le 11 avril 2016, prélude à un livre qui sortira en juillet.
Selon le président de la société américaine des journalistes professionnels (SPJ), Andrew Seaman, interrogé par le Washington Post, la promesse d’anonymat de Gay Talese constitue une première erreur : «Je ne crois pas que les journalistes devraient accepter aveuglément de conserver des informations secrètes sans aucune négociation.»
La dissimulation d’un délit pendant toutes ces années fait évidemment tomber Gay Talese sous le coup de la loi américaine. Elle pose aussi la question des limites éthiques et légales que l’on peut ou non franchir lorsque l’on est journaliste, soit lorsque son métier est d’informer le public. Pendant des décennies, Talese a navigué à la limite entre journalisme immersif et complicité, et fait aujourd’hui l’objet de critiques virulentes de la part de ses confrères –critiques auxquelles il faut en ajouter d’autres pour des propos sexistes tenus dans le New York Times, qui ont même poussé le rédacteur en chef du quotidien, Dean Baquet, à désavouer l’article.
«Je continuais à les observer»
Au-delà des considérations journalistiques, Isaac Chotiner de Slate.com estime qu’«en tant que citoyen, Gay Talese avait l’obligation de relever le comportement flippant, dangereux et illégal de Gerald Foos, et qu’il ne l’a pas fait.»
Lorsque le journaliste rencontre Gerald Foos en 1980, ce dernier l’héberge dans son motel, lui précisant qu’il occupera l’une des neuf chambres sur vingt et une à ne pas être équipées des instructives grilles de ventilation. Dans la nuit, les deux hommes observent les clients dans leur chambre, et notamment un couple en pleine activité sexuelle.
Dans son article, Gay Talese explique: «Malgré la voix insistante dans ma tête qui me disait de détourner le regard, je continuais à observer, penchant ma tête plus en avant pour avoir une meilleure vue.» Difficile de savoir ici qui du journaliste ou du voyeur complice se tient à côté de Gerald Foos dans le grenier.
Pire: avant sa première rencontre avec Gay Talese, le gérant du motel a été témoin d’un meurtre sans en faire part à la police. En 1977, dans la chambre numéro 10, un trafiquant étrangle sa petite amie qu’il accuse de lui avoir volé de la drogue, avant de s’enfuir. C’est en réalité Gerald Foos qui a jeté cette drogue dans les toilettes de la chambre en l’absence du couple, ne supportant plus de voir l’homme en vendre à de jeunes garçons. Choqué, le voyeur observe la victime et se rend compte qu’elle respire encore. Pensant qu’il ne peut entrer dans la chambre sans que le pot aux roses soit découvert et que la jeune femme est de toute façon saine et sauve, il la laisse allongée au sol et va se coucher. Le lendemain, la femme de ménage entre dans la chambre numéro 10 et découvre le corps inanimé.
En lisant cet épisode, Gay Talese aurait pu, sinon dû, alerter la police. Gerald Foos a été témoin du meurtre. Le gérant du motel aurait pu agir sans être poursuivi pour voyeurisme: aux États-Unis, où la notion de non-assistance à personne en danger n’existe pas, la loi dite du bon samaritain empêche que l’on poursuive une personne dans une affaire si celle-ci a porté assistance à une victime. A nouveau, le journaliste a préféré protéger son histoire, dont l’utilité à servir l’intérêt général des citoyens —notion centrale pour les journalistes d’investigation sur le point de braver la loi pour informer le public— est ici tout à fait nulle. Andrew Seaman, de la SPJ, estime que Gay Talese aurait du à ce moment-là renégocier leur accord de confidentialité.
Voyeur et auteur
Gay Talese a reçu régulièrement des photocopies des carnets tenus par le gérant du motel. Lors de ses séances de voyeurisme, Gerald Foos prenait des notes sur ce qu’il observait, avant de les reprendre pour en développer de longs récits et analyses statistiques.
On peut imaginer qu’entre les premiers envois de textes en 1980 et la vente du motel en 2013, Gerald Foos a été encouragé dans cette pratique par le fait qu’il savait qu’il allait être lu, voire que ses récits feraient l’objet d’articles. Gay Talese note d’ailleurs que le style des comptes rendus se fait de plus en plus littéraire. Le «je» laisse place à un narrateur externe et Gerald Foos finit par écrire sur lui-même à la troisième personne, son personnage n’étant plus désigné que par l’expression «le voyeur».
Gay Talese a entretenu cette relation de longue durée dans l’unique but de publier un jour un article à ce sujet. Pendant des décennies, il semble donc qu’il n’ait pas une seule fois eu l’impression d’enfreindre l’alinéa C-4 du Code éthique des journalistes américains, qui rappelle que «les médias ne doivent pas se prêter à la curiosité morbide sur les détails des vices et des crimes.»
Inquiet des menaces de mort
Gay Talese protège-t-il pour autant sa source? Le journaliste explique clairement que s’il n’a rien publié avant aujourd’hui au sujet de Gerald Foos, c’est parce qu’il a refusé de publier l’histoire en gardant secrète l’identité du voyeur et qu’il s’est engagé par écrit à ne pas donner le nom de Gerald Foos sans son accord.
Mais le journaliste aurait dû savoir qu’en donnant ainsi tant de détails, il faisait courir un risque important à sa source. Gerald Foos est aujourd’hui la cible de nombreuses menaces de mort. Dans un souci d’éthique qui lui a longtemps manqué, Gay Talese s’est rendu à Denver, se disant «inquiet» pour l’ancien voyeur.