Le 24 mars, un communiqué de presse du ministère de l’Agriculture nous a fait faire comme une plongée dans un passé pathologique. On y apprenait la confirmation d’un cas de «vache folle» détecté chez une vache de race salers, âgée de 5 ans dans un élevage des Ardennes. Le 24 mars 2016, soit précisément vingt ans après la déclaration officielle par le gouvernement britannique (le 21 mars 1996) que la maladie bovine pouvait se transmettre à l’homme par voie alimentaire; l’annonce d’un franchissement de la «barrière des espèces» qui allait déclencher une crise sanitaire, politique et économique sans précédent.
En ce mois d’avril 2016, en France, la mécanique administrative a repris: le cas était notifié à la Commission européenne et à l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE); recherche de la descendance de l’animal atteint et abattage-destruction d’une fraction du troupeau; indemnisation de l’éleveur. Avec, comme conséquence à venir, la rétrogradation de la France dans le classement des pays concernés par l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) –rétrogradation accompagnée de fermetures plus ou moins opportunistes de marchés d’exportation. Requalifiée, en 2015, comme un pays à «risque négligeable» pour l’ESB par l’OIE, la France va maintenant redevenir un pays à «risque maîtrisé» (comme la Grande-Bretagne, l’Irlande et l’Allemagne). Et les observateurs estiment que les pays qui avaient rouvert depuis 2015 leurs frontières aux exportations françaises (Arabie saoudite, Canada, Singapour, Vietnam) devraient les fermer à nouveau.
Faute de pouvoir mieux faire Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, a expliqué que la détection de ce cas isolé attestait «de l’efficacité de notre système de surveillance mis en place en France tout au long de la chaîne alimentaire». Stéphane Le Foll a aussi voulu rassurer les consommateurs de viandes; comme ses prédécesseurs confrontés depuis vingt ans à la crise de la vache folle (Philippe Vasseur, Jean Glavany, Hervé Gaymard, Dominique Bussereau, Christine Lagarde ou Michel Barnier), il a «rappelé que la consommation de viande bovine ne présente aucun risque pour l’homme».
Mode de contamination inconnu
Sauf que l’identification du cas des Ardennes est pour partie un effet du hasard. Frédéric Perissat, préfet du département, a précisé que la bête «a été blessée dans le cadre d’une insémination et a dû être euthanasiée». Puis, conformément au protocole en matière de prévention, «lorsque l’animal passe à l’équarrissage, il subit des tests». C’est ainsi que l’ESB a été détectée. En d’autres termes, elle aurait fort bien pu ne pas l’être.
Le dernier cas confirmé d’ESB en France datait de 2011. Son origine est demeurée inexpliquée. Le cas des Ardennes est aussi le troisième cas de ce type détecté en Europe depuis 2015. Les deux cas précédents concernaient des bêtes élevées en Irlande et en Grande-Bretagne; là encore, les enquêtes épidémiologiques n’ont pas non plus permis de découvrir le mode de contamination. Ni les experts vétérinaires français ni ceux de l’OIE ne se font d’illusion: le dernier devrait déboucher sur la même impasse épidémiologique. Le même scepticisme prévaut tant au sein de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, que la Commission européenne a chargée de «mieux comprendre l’origine et la cause des cas isolés d’ESB chez des bovins jeunes».
Les prions se situent dans un autre monde que celui des parasites et des bactéries. Ils sont même au-delà du monde des virus
On postule que le mode de contamination n’est pas le même que lors de l’épidémie massive des années 1990, dont la cause première a été attribuée à la consommation bovine de «farines animales de viande et d’os», qui, depuis, ont été interdites pour l’alimentation du bétail. Les interdictions progressives des ces déchets animaux issus des abattoirs et une somme de mesures sanitaires complémentaires ont, lentement, permis d’obtenir un contrôle puis un recul progressif de l’épizootie comme en témoignent les données internationales colligées par l’OIE.
Chaque identification d’une maladie que l’on tenait la veille pour éradiquée renvoie aux mêmes hypothèses, invérifiables ou presque: circuits frauduleux de farines animales interdites, persistance à bas bruit d’une maladie qui existait avant la grande épizootie apparue il y a trente ans dans le cheptel anglais, transmission maternofœtale, mystérieuses niches infectieuses présentes dans l’environnement, etc.
Protéine pathogène
Dans le même temps, le nombre des cas de la forme humaine, incurable, de la maladie («variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob» ou vMCJ) est demeuré de très loin inférieur aux prévisions catastrophiques issues des premiers travaux britanniques de modélisations mathématiques.
Selon l’Institut de veille sanitaire, vingt-sept cas de vMCJ «certains ou probables» ont à ce jour été identifiés en France. Tous sont décédés: douze hommes et quinze femmes d’un âge moyen de 36 ans lors de leur décès (entre 19 et 58 ans). Toutes ces personnes présentaient des caractéristiques génétiques spécifiques, caractéristiques également retrouvées chez les 200 autres victimes identifiées, pour l’essentiel, au Royaume-Uni.
Ce chapitre, non clos, de la maladie de la vache folle doit être rapproché de la progression massive des malades neurodégénératives, celle d’Alzheimer au premier chef. Une hypothèse commune réunit presque toujours ces affections spectaculaires et incurables: la «protéine prion» (PrPc). Il s’agit là d’une protéine naturellement présente dans l’organisme et que l’on retrouve chez de nombreuses espèces. Étrangement, son rôle demeure mal connu mais tout laisse penser qu’elle remplit de multiples fonctions cellulaires.
«Dans les neurones du cerveau, la protéine prion peut devenir pathogène en changeant sa conformation tridimensionnelle: elle se replie sur elle-même de façon très serrée, ce qui la rend hydrophobe, peu soluble et résistante à la dégradation» explique le professeur Stéphane Haïk (de l’équipe maladie d’Alzheimer-maladies à prions, Inserm, coordonnateur du Centre national de référence des agents transmissibles non conventionnels, hôpital de la Pitié-Salpêtrière).
Maladies chroniques et incurables
Il faut bien faire la part entre la protéine prion (PrPc) et le prion devenu pathologique. Ce dernier est dénommé protéine prion «scrapie» (PrPsc), en référence à la «tremblante du mouton» (ou scrapie), équivalent de la maladie de la vache folle existant depuis des siècles. La PrPc est une molécule que l’on retrouve de façon naturelle dans les cellules des organismes de nombreuses espèces. Sa fonction demeure largement mystérieuse mais tout laisse penser qu’elle joue un rôle essentiel, assurant de multiples fonctions cellulaires:
«On entre dans le pathologique lorsque les PrPsc s’agrègent entre elles et forment des dépôts qui se multiplient à l’intérieur et à l’extérieur des cellules du cerveau, perturbant leur fonctionnement et leurs mécanismes de survie, poursuit le professeur Haïk. Dans cette configuration anormale, la protéine prion devient capable de transmettre son anomalie: au contact d’une PrPsc, une protéine prion normale adopte à son tour une conformation anormale. Cet effet domino favorise la propagation de l’anomalie de proche en proche, d’abord au sein d’un neurone, puis d’un neurone à l’autre.»
Les prions sont bien, à ce jour, les seuls agents pathogènes infectieux connus qui sont dénués d’acides nucléiques. Ils se situent dans un autre monde que celui des «agents transmissibles conventionnels» que sont les parasites et les bactéries. Ils sont même au-delà du monde des virus, eux-mêmes aux frontières du vivant et de l’inerte. Et ils renvoient à un spectre de maladies animales et humaines très diverses, d’évolution chronique et toujours incurables.
Ce sont notamment, chez l’homme, le kuru (identifié au milieu du XXe siècle en Papouasie Nouvelle-Guinée), la maladie de Creutzfeldt-Jakob, l’insomnie fatale familiale et le syndrome de Gerstmann-Straüssler-Scheinker. Ces maladies rares (moins de 200 nouveaux cas diagnostiqués chaque année en France) n’ont longtemps intéressé que des petits groupes de neurologues et de biologistes ultraspécialisés.
Dégénérescence cérébrale
Un degré supplémentaire dans la complexité tient au fait que ce phénomène de transformation spatiale n’est pas strictement pathologique: il peut aussi être un mécanisme physiologique indispensable aux innombrables échanges des neurones cérébraux et à la mémoire au long cours. Ainsi cet agent «non conventionnel» campe-t-il aux frontières des bases neurologiques de la conscience et de la dégénérescence cérébrale; une dégénérescence spectaculaire caractérisée par une démence associée à un cortège de signes neurologiques: mouvements de moins en moins coordonnés, troubles visuels, crises d’épilepsie.... Le tout évoluant sans rémission jusqu’à la mort.
La démonstration que le prion pathologique bovin pouvait contaminer l’homme a relancé l’intérêt pour un secteur méconnu ou dévalorisé de la recherche scientifique et médicale
L’épizootie de maladie de la vache folle et, plus encore, la démonstration que le prion pathologique bovin pouvait contaminer l’homme a relancé l’intérêt pour un secteur largement méconnu ou dévalorisé de la recherche scientifique et médicale. Elles ont aussi conduit à remettre en lumière le véritable chemin de croix du professeur Stanley B. Prusiner. Ce dernier fut le premier à identifier puis à nommer (en avril 1982 dans Science) cet agent pathogène non conventionnel; puis à avancer l’hypothèse d’une nouvelle voie de contamination ne répondant à aucun des codes connus de l’infectiologie. Il fut alors la cible de nombreuses critiques au sein de sa communauté scientifique avant que le prix Nobel de médecine (1997) ne vienne consacrer ses travaux et lui conférer une stature d’intouchable. Longtemps allergique aux médias généralistes, Stanley Prusiner est aujourd’hui nettement plus soucieux de pédagogie, de partage. En témoigne son autobiographie publiée en 2015 en français: La Mémoire et la Folie. La découverte des prions. Un nouveau paradigme biologique.
Tout le travail poursuivi, en Californie, par le Nobel de 1977 (aujourd’hui âgé de 74 ans) et par différentes équipes à travers le monde consiste à explorer sous divers angles ce nouveau continent de la pathologie. Il vise aussi à réunir les éléments communs existant via le prion pathologique, entre des maladies neurodégénératives excessivement rares et d’autres hautement plus fréquentes, au premier rang desquelles les maladies de Parkinson et d’Alzheimer. Il s’agit encore d’étudier de quelle manière (transfusion, greffes, alimentation) ces maladies «à prions» peuvent se transmettre d’individu à individu.
Les enjeux sanitaires et scientifiques, médicamenteux et économiques sont considérables. En dépit des progrès majeurs accomplis dans le champ de la biologie moléculaire, les obstacles conceptuels le sont tout autant. On ne dispose ainsi d’aucun traitement spécifique et d’aucune méthode diagnostique. Le dénuement total mais l’espoir, de progresser et de pouvoir agir –du moins si les recherches sont financées alors même que la frayeur collective née de l’épizootie a disparu. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer chaque nouveau cas de vache folle identifié et recensé dans les cheptels européens –avant d’être, bientôt, classé «de cause inconnue».