Culture

«Visite ou Mémoires et Confessions», le film de fantômes ultime

Temps de lecture : 5 min

En 1982, Manoel de Oliveira tourne un film destiné à être projeté à titre posthume. Il ne se doutait pas alors de la fécondité et de la longévité des années qui allaient suivre. «Visite ou Mémoires et Confessions», en salle cette semaine, en porte pourtant déjà admirablement l'écho.

Copyright Epicentre Films
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Dans un des plus beaux films de l’histoire du cinéma, Nosferatu de Friedrich Murnau, figure cette célébrissime formule «Quand ils eurent passé le pont, les fantômes vinrent à leur rencontre.» Elle est devenue une façon de définir le cinéma lui-même, comme rencontre avec ces fantômes qui seraient le mode d’existence même des êtres réels lorsqu’est franchi le pont de l’écran et de la projection.

Innombrables sont les manières qu’auront eu ces fantômes d’habiter nos regards, nos émotions, nos esprits, au point qu’il a pu être dit que tout film digne de ce nom est, d’une manière ou d’une autre –et bien sûr sans que cela invalide ses multiples rapports à la réalité– un film de fantômes. Mais jamais peut-être les puissances fantomatiques mobilisées par le cinéma n’auront atteint ce degré de présence, d’efficience, de suggestion que suscite Manoel de Oliveira dans Visite ou Mémoires et Confessions. Pour partie volontairement, et pour partie bien au-delà de ce qu’il aurait pu imaginer.


Le cinéaste portugais a tourné ce film en 1982. Il avait alors 73 ans, et derrière lui six longs métrages, et une dizaine de courts depuis Douro, faina fluvial en 1931. Visite est construit dans et autour d’une maison, maison bien réelle de la ville de Porto, ou le réalisateur a vécu quarante ans, mais qu’il s’apprête à quitter, contraint de la vendre. Cette maison, nous ne la verrons que vide, mais peuplée de voix de personnages qui l’explorent, celles d’amis visiteurs à la recherche du couple Oliveira avec qui ils doivent sortir en ville.

Les remous de l'histoire

Maison fantôme, au bord d’entrer dans les limbes du souvenir, maison hantée de voix, et de récits de ce que fut l’existence de son propriétaire, Manoel de Oliveira, et de son temps. Le réalisateur lui-même raconte, parfois documents à l’appui (photos, films de famille, témoignages), ce qu’a été sa vie d’homme et d’artiste, à travers les remous de l’histoire, le fascisme version Salazar, la Révolution des œillets et ses suites, les amitiés, les rencontres, les péripéties, la famille. Comme énoncé non sans ironie, mais aussi par souci de clarté: «c’est un film de Manoel de Oliveira sur Manoel de Oliveira»

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Évidemment, c’est loin d’être uniquement cela. Visite raconte une histoire longue, complexe, peuplée et contée avec un humour aristocratique, où perce à de multiples reprises une profonde mélancolie, une sorte de fatalisme qu’effleure un demi-sourire.

Ce récit est un geste affectueux et mélancolique qui embrasse son pays, sa ville, sa maison, sa famille (le film est dédié à Maria Isabel, son épouse) et son propre parcours en ce bas monde comme trace que le cinéma peut conserver. Autre présence décisive, celle d’Agustina Bessa Luis, l’auteure du roman qui a inspiré le film immédiatement précédent d’Oliveira, Francisca (1982), qui sera sa scénariste et complice sur sept autres titres majeurs, et la signataire du dialogue de fiction qui accompagne la circulation dans la maison.

Dispositif inédit

Ce film, cette évocation, cet autoportrait, Manoel de Oliveira avait exigé qu’il ne soit montré qu’après sa mort.

Ce n’est pas du tout un testament, et il ne contient guère de révélations ni d’indiscrétions. C’est, ou plutôt c’était, y compris avec le côté farceur qui fut toujours présent chez lui, une manière de s’installer du côté des fantômes, d’anticiper les puissances singulières qu’une telle mise à distance temporelle, et par delà le mur de la mort, permet. C’était peut-être aussi une façon de jouer avec une forme d’immortalité, de retour après sa disparition.

S’il arrive souvent qu’on retrouve des œuvres inédites d’un réalisateur après sa mort, on ne connaît pas d’autre exemple que cela ait été délibérément organisé par l’auteur lui-même, comme composant de la mise en scène de son film. Quand Oliveira réalise Visite et en définit les modalités de diffusion, il fabrique un dispositif temporel et artistique qui met en jeu certaines des puissances essentielles du cinéma, comme réserve de temps et dépassement de l’absolu de la mort –toutes ces notions qu’André Bazin a explicité dans les premiers chapitres de Qu’est-ce que le cinéma? Encore Bazin et Oliveira ne pouvaient-ils envisager la question que dans une circulation entre passé (de l’enregistrement) et présent (de la projection).

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Chambre d'écho

En 1982, Oliveira ne peut pas connaître toutes les conséquences de son dispositif. Il était alors impossible de prévoir que ce récit d’un réalisateur âgé qui se penche sur son existence s’entendrait au travers d’une singulière chambre d’écho: celle d’un cinéaste signataire d’une œuvre immense, 31 longs métrages d’une incroyable audace et inventivité, dont 25 sont encore à venir lorsqu’il réalise Visite. Personne, Oliveira pas plus qu’un autre, n’a prévu ce que serait sa longévité (jusqu’à sa mort à 106 ans en 2015) mais surtout son incroyable fécondité.

Et c’est donc aussi au travers de cette gigantesque œuvre alors encore à venir que se visite à présent le film, que s’écoute ces Mémoires et Confessions. La machine ne fonctionne pas seulement avec le passé, mais également avec le futur –du moment où est réalisé le film. Visite ce n’est pas la version sophistiquée des Visiteurs, c’est une réalisation concrète de La Jetée de Chris Marker.

L’effet en est d’autant plus troublant, pour qui connaît l’œuvre d’Oliveira, que celle-ci comporte plusieurs films où nombre des motifs du film de 1982 seront repris. C’est le cas du bref chef-d’œuvre Le Jour du désespoir (1992), où Oliveira recourait à un procédé comparable, la visite d’une maison vide hantée par la présence d’un mort, en l’occurrence le grand écrivain Camilo Castelo Branco.

Destin individuel, histoire collective

Et c’est le cas du «contrechamp» fictionnel de Visite que se révèle être rétrospectivement Voyage au début du monde (1997), où le double romanesque du réalisateur interprété par Marcello Mastroianni entreprenait un pèlerinage vers cette même maison qui fut son logement, mais surtout le territoire de sa jeunesse et de son imaginaire. Ce rapport à la fois au lieu et au passé, on en percevait aussi des échos, plus indirects, dans Je rentre à la maison et dans le documentaire Porto de mon enfance, tous deux de 2001.

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Et La Divine Comédie, Val Abraham, Le Couvent, Party, Le Principe de l’incertitude ou Le Miroir magique auront déployé les ressources narratives et imaginaires qu’Oliveira savait faire s’exprimer grâce aux beautés concrètes des grandes maisons qu’il a tant aimé filmer, pierre et lierre, escaliers et vitres, recoins et perspectives.

Visite devient ainsi, sans que son auteur ait pu le prévoir, une sorte de parcours guidé dans une œuvre encore à venir. Ce qui en fait le prix, et ce quelle que soit la connaissance qu’a chacun des films d’Oliveira, c’est l’étrange alchimie du vécu et du créé, des effets indirects d’une histoire personnelle, celle de l’homme Oliveira, et collective, celle du Portugal des années 1940, 1950, 1960 et 1970, sur ce qui allait devenir une œuvre majeure du cinéma mondial. Bien travaillé, les fantômes!

Visite ou Mémoires et Confessi​ons

de Manoel de Oliveira. Durée: 1h10. Sortie le 6 avril.

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