Sommes nous armés intellectuellement pour comprendre le monde qui nous entoure, ses évolutions et les informations affolantes délivrées à travers des enquêtes sophistiquées? Des histoires d'aujourd'hui, comme celle des Panama Papers, qui impliquent parfois de la data, de la finance, et des mécanismes économiques complexes par exemple. Autrement dit, l’école a-t-elle fait le job en nous donnant les bons outils?
Des millions d’éducateurs se demandent chaque jour comment expliquer ce qui se passe dans ce monde de dingue. Au-delà des compétences de chaque parent à expliquer la complexité du réel, on peut légitimement s’interroger sur la capacité de l’école à prendre en charge cette nécessité alors que ces programmes sont modifiés une fois tous les cinq ans et organisés selon la même forme depuis des générations.
Adieu la finance
Bien sûr, les programmes scolaires ne sont pas faits pour comprendre l’actualité, mais ils peuvent aider à appréhender le réel. L’économie, par exemple. Tous les élèves de lycée n’en font pas et la discipline n’est approfondie qu’en série ES. De toute façon, dans tous les cas, la finance n’est plus au programme, très lourd il est vrai, de la filière économique. Elle a été retirée à la rentrée 2013 pour l'alléger.
Alors, faudrait-il parler de fiscalité et de paradis fiscaux aux élèves? «C’est un peu le cas lorsqu’on aborde les questions économiques européennes puisque le continent compte des paradis fiscaux», note Arnaud Parienty, prof de SES au lycée. Mais les connaissances des élèves sont très relatives à leur milieu d’origine. Ainsi, en interrogation écrite, à la question «en quoi une hausse d’imposition des catégories les plus aisées peut-elle nuire à l’économie du pays?», l’exil fiscal et le recours à des intermédiaires a été donnée par presque tous les élèves alors que ces points n’avait presque pas étés abordé en cours.
Arnaud Parienty travaille à Neuilly.
Un élève de première S ne sortira jamais le nez des théorèmes de maths et des tubes à essais de chimie. (…) On est dans l'abstrait, le purement scientifique
Thomas Messias
Pour le prof d’éco, les travaux personnels encadrés (TPE) doivent pouvoir permettre de creuser des questions d’actualité –et dans ce cadre, en économie, la fiscalité et la finance internationale sont des points qui apparaissent souvent dans les travaux des élèves.
Données insuffisantes
Et concernant les données, ces datas qui bien exploitées servent à bien, trop bien, nous connaître individuellement et collectivement? Est-ce qu’on en parle à l’école? Réponse du prof de maths de Slate, Thomas Messias:
«Que dalle. Et du côté des maths, on reste dans la pure superficialité. Le programme est tellement contraignant qu'on ne peut pas tout envoyer valser pour parler data... Un élève de première S, par exemple, ne sortira jamais le nez des théorèmes de maths et des tubes à essais de chimie. (…) On est toujours dans l'abstrait, le purement scientifique.»
L’école paraît donc décalée, face à des gamins sont souvent laissés à eux-mêmes sur ces sujets-là.
«Sauf s'ils font la démarche eux-mêmes ou si leur environnement familial est favorable à la discussion, les élèves ne sont au courant de rien. Les profs sont obligés de franchir la ligne blanche s'ils veulent parler de l'actu: ça implique de délaisser un temps le programme, de dire merde aux objectifs pédagogiques officiels le temps d'une séance ou plus. Je ne vois que peu d'exceptions. Par exemple, en seconde, l'enseignement d'exploration en sciences économiques et sociales peut permettre de parler en détail et en profondeur des sujets d'actualité et de société.»
À problèmes d'hier, solutions passées
Alors l’école fait-elle fausse route avec ses programmes, ses évaluations, sa participation écrite si bien réglés à l'avance de septembre à juin? Une école qui transmet un savoir défini, un savoir fermé, un ensemble de connaissances permet-elle aux élèves de s’entraîner à réfléchir, à aborder des problèmes inédits en étant créatifs dans leurs réponse?
Pour François Taddéi, biologiste, directeur du centre de recherche interdisciplinaire, et véritable militant pédagogique, la réponse est non. L’école fait tourner le savoir en circuit fermé: on apprend, on contrôle qu’on sait, on passe à autre chose.
«L’école enseigne les problèmes d’hier avec les solutions passées –et c’est largement insuffisant car demain des machines pourront le faire plus rapidement et mieux que les humains. C’est ce que nous démontre la victoire de la machine sur l’homme aux échec et plus récemment au Go.»
Dans le monde du futur, nous aurons besoin de travailler de manière plus coopérative et collective. Au lieu de cela, l’école ne cesse de mettre les enfants en compétition
François Taddéi
S’il s’agit d’emmagasiner des connaissances pour pouvoir les ressortir au moment adhoc: la machine sera toujours plus forte que l’homme. Mais ça, ça marche pour les problèmes d’hier. Or, l’humanité est confrontée à des enjeux inédits: le changement climatique, l’intelligence artificielle, la robotique (très pregnante dans la finance)…
Curiosité et créativité
Alors, ne faudrait-il pas changer de braquet éducatif?
«Pour affronter les questions de demain, il faut une créativité, une capacité critique et une aptitude à reformuler les questions voire à en inventer de nouvelles qui pourraient être davantage explorées et travaillées dans l’éducation, explique François Taddéi. Dans le monde du futur, nous aurons besoin de travailler de manière plus coopérative et collective. Au lieu de cela, l’école ne cesse de mettre les enfants en compétition.»
J’y ajouterai aussi la curiosité qui n’est pas beaucoup stimulée par les activités des enfants. Cette approche ne nie pas la place de la culture mais la minore. Évidemment, d’autres voix défendent une vision de l’éducation totalement différente. C’est une vision traditionnelle des humanités: on étudie et on réétudie l’antiquité et on y trouve encore et toujours la base de tout notre savoir.
Et qu’en pense-t-on chez les défenseurs des disciplines? Nous avons interrogé Blanche Lochman, présidente de la Société des agrégés de l’université. Selon elle, l’enseignement traditionnel organisé en disciplines académiques ne devrait pas appartenir au passé. Au contraire, c’est une formule d’avenir:
«Les disciplines donnent des repères communs dans un monde qui bouge: et dans lequel les innovations techniques se succèdent de plus en plus rapidement. La question de la culture générale aujourd’hui est très pertinente alors que tous les domaines se complexifient. Et puis on ne va pas courir après les innovations, c’est impossible! Le plus simple, c’est d’avoir une bonne base classique avec un enseignement traditionnel. La créativité peut se travailler à travers des exercices proposés par les enseignants.»
L'étude de la Grèce antique continue à nous apprendre des choses sur la démocratie
L'interdisciplinarité en débat
Notons aussi que, pour les défenseurs de la culture classique, si le support est ancien, sa lecture peut être contemporaine. Ainsi, l’étude de la Grèce antique continue à nous apprendre des choses sur la démocratie. Un argument massue pour Blanche Lochman.
«Tartuffe est au programme de l’agrégation. C’est très actuel de parler des gens qui se servent de la religion pour avoir du pouvoir, vous ne trouvez pas?»
Alors école tournée vers le passé ou vers le futur? Laquelle de ces options semble la plus à même de produire des têtes bien faites? Au fond, les deux approches pourraient sembler intellectuellement très conciliables et elles peuvent surement l'être, de mille manières. Mais, dans les faits, elles s'opposent. Et dans la France contemporaine, elles illustrent deux points de vue parfaitement rivaux sur l’éducation. C’est exactement ce que montrent les débats actuels sur l’interdisciplinarité à l’école et la violence de l’opposition à la réforme du collège (la manière dont elle repense la place des langues anciennes par exemple). Des querelles extrêmement vives qui opposent des syndicats au ministère ou des syndicats entre eux, et sur lesquelles les professeurs de lettres classiques continuent de se mobiliser en ce moment même. Comment mieux adapter l'école à notre futur demeure décidément une question qui a de l'avenir.