Plus d’une centaine d’heures d’occupation de la Place de la République et les questions fusent. Qu’est-ce que #NuitDebout? Une révolte? Une révolution? Le mouvement, qui a encore été évacué au petit matin ce mardi 5 avril par la police, suscite des interrogations et une forme d’incrédulité. Ne s’étant pas rendu sur place, le premier secrétaire du PS au pouvoir, Jean-Christophe Cambadélis, pouvait néanmoins décocher, lundi 4 avril au matin sur son compte Twitter: «C’est plus Hyde Park que la Puerta del Sol», suggérant ainsi la haute opinion qu’il se fait du mouvement. Le foisonnement de discussions formelles ou informelles impose d’aborder l’analyse du mouvement avec prudence mais permet aussi de déceler quelques lignes de force.
#NuitDebout est né à l’issue de la dernière manifestation contre la loi Travail, le 31 mars. Un collectif a choisi d’occuper pacifiquement la place de la République à Paris et d’y installer un campement. Depuis, au rythme des assemblées générales, une petite collectivité se forme (forte tout de même de milliers de participants), votant sur ses propres règles de fonctionnement démocratique (règles précises relatives au secouage de mains pour l’adoption des décisions), lançant différents débats et adoptant une stricte non-violence.
Déclassement, précarisation et inégalités
L’organisation est autogérée, tournante et plutôt bien rodée. Elle s’appuie sur Telegram, l’application de messagerie instantanée, que chaque «noctambule» doté d’un téléphone intelligent est invité à télécharger. Point de vue communication, l’usage du 2.0 ne fait pas défaut. Twitter et Periscope permettent de suivre en temps réel l’évolution du mouvement, l’état de l’occupation de la Place de la République. #NuitDebout s’articule ainsi online et offline, tirant pleinement parti des outils 2.0 et suscitant une audience, dimanche soir, d’environ 80.000 personnes sur Periscope.
«Mouvement authentiquement citoyen», comme le dit un participant au micro, ces «noctambules» sont aussi le produit d’un contexte plus vaste, mêlant réalité du déclassement, précarisation croissante, augmentation des inégalités dans les sociétés européennes et également vive déception à l’égard de l’exercice gouvernemental de la gauche française depuis 2012. Appuyé par des organisations comme Droits Devant ou Attac, mais aussi par le journal Fakir, le mouvement ne se résume pourtant plus à la seule addition des forces ou des personnalités qui l’ont initié ou coordonné et est marqué par une généralisation de la démocratie (on vote beaucoup) et une véritable méfiance à l’égard de toute forme de hiérarchie (les annonces relatives à la désignation de collectifs de coordination étant faites de manière très prudente au micro). #NuitDebout commence à s’implanter dans plusieurs grandes villes du pays, avec des événements annoncés dans quelques dizaines de villes, qu'une carte en ligne permet de suivre.
La capacité du mouvement à poser de nouvelles questions dans le débat public sera la clé de son éventuel succès
Né au cœur des idéopôles, parmi une population très diplômée, ce mouvement est confronté à plusieurs questions, celle de sa pérennisation évidemment (ce qui, heure après heure, semble possible), qui passe certainement par sa nationalisation (son extension à d’autres villes est encore fragile mais réelle), celle également de l’universalisation de son discours et de son extension à d’autres secteurs de la société française et, enfin, à une question de fond récurrente: peut-on changer le monde sans prendre le pouvoir?
La politique ne se résume pas aux enjeux électoraux
Cette question animait, voici une quinzaine d’années, les mouvements politiques qui contestent le néolibéralisme. Elle a ainsi été l’objet de vifs et intenses débats au sein du mouvement altermondialiste, à l'image du titre du livre publié en 2002 par John Holloway, Change the world without taking power («Changer le monde sans prendre le pouvoir»). L’influence des zapatistes et du sous-commandant Marcos furent réelles dans les mouvements de contestation de la globalisation et dans l’altermondialisme naissant.
Ce débat fut néanmoins en partie tranché par l’ouverture d’un cycle politique nouveau qui porta au pouvoir les gauches latino-américaines dans leur diversité. Chavez, Lula, Morales, Nestor puis Cristina Kirchner, Rafael Correa, Tabaré Vasquez puis Pepe Mujica… autant de noms qui –bien au-delà de la thèse peu crédible des «deux gauches» du sous-continent– ont permis l’autonomisation stratégique de l’Amérique latine et l’enclenchement de processus politiques nouveaux dans les pays concernés.
Ces processus ont été les sujets d’études de plusieurs chercheurs en science politique espagnols, parmi lesquels Pablo Iglesias, Inigo Errejon, Juan-Carlos Monedero… Les Forums sociaux mondiaux nés à Porto Alegre (et son expérience de démocratie participative) au Brésil se développèrent au contact d’expériences politiques s’étant saisies du pouvoir national ou local, ce qui contribua par la preuve à relativiser les néanmoins utiles et intéressantes réflexion de Holloway.
Une bataille idéologique et culturelle
Un des travers de notre débat public est de penser que la politique se résume aux enjeux électoraux. Celui-ci suscite deux interrogations récurrentes à propos de #NuitDebout: celle de la «récupération» (bonne chance à qui voudrait tenter cette expérience) ou de la transformation partisane du mouvement s’il devait se développer. Il est évident que le désir ardent d’horizontalité de #NuitDebout ne le rend susceptible ni de l’un ni de l’autre. Sa capacité à poser de nouvelles questions dans le débat public, à contester des évidences actuelles pour en inventer et en imposer d’autres, à définir aussi lui-même des antagonismes nouveaux dans la société français, sera la clé de son éventuel succès… C’est notamment à cette aune qu’il faudra analyser le mouvement.
Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes: souvenez-vous que notre principal message est de penser des alternatives
Slavoj Zizek
Les pays d’Europe disposent d’institutions qui fonctionnent. Le désir d’horizontalité des «Noctambules» rappelle notre société à son idéal démocratique et la confronte aux imperfections du cadre démocratique actuel. Il s’agit de ne pas perdre de vue que les institutions permettent d’exercer le pouvoir mais qu’elles contribuent aussi à «changer», parfois à «normaliser», ceux qui l’exercent. Elles sont cependant toujours le lieu d’une bataille idéologique et culturelle, qui rappelle en l’espèce la pertinence des thèses de Nikos Poulantzas. Prendre le pouvoir pour changer le monde mais aussi investir les institutions pour y développer une vision alternative: ce sont deux des clés à venir pour les idées des «noctambules».
Tournait ce week-end sur les réseaux sociaux une réflexion adressée à l’époque par Slavoj Zizek à l’attention d’Occupy Wall Street: «Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes: souvenez-vous que notre principal message est de penser des alternatives.» Clin d’œil du destin, L’Illusion du consensus, le livre de Chantal Mouffe, l’une des sources intellectuelles de Podemos, est sorti le jour du début de #NuitDebout. Petit manuel de politique alternative, il devrait susciter l’intérêt des participants de la Place de la République et de beaucoup d’autres…