Les attentats à la bombe de Bruxelles prouvent clairement que la menace de l’État islamique envers l’Occident est d’une ampleur bien plus grande que ce qu’estimaient auparavant la plupart des Occidentaux. Cette menace ne se limite plus à la radicalisation de quelque 5.000 citoyens européens qui ont renoncé au confort et à la sécurité de leur foyer pour combattre aux côtés de Daech en Syrie, en Irak et, plus récemment, en Libye. Elle ne s’est pas non plus arrêtée aux complots tramés par ceux que l’on a appelés des «loups solitaires» –des attentats organisés et exécutés par des jeunes gens radicalisés sur place. Ceux qui se sont produits à Bruxelles sont la preuve douloureuse que l’organisation État islamique est bien décidée à planifier et mener en Occident des attaques bien plus sophistiquées et meurtrières que de simples crimes à petite échelle.
On comprend que la population ainsi visée exprime son angoisse et son désarroi face à ce danger métastasé. Mais les responsables occidentaux de la lutte contre le terrorisme n’ont pas le droit d’être surpris. Aux yeux de quiconque était suffisamment attentif, le développement des capacités de l’Etat islamique est manifeste depuis au moins un an.
Après le début des frappes aériennes de la coalition menée par les États-Unis sur des cibles de l’Etat islamique, en août 2014, le porte-parole de ce groupe, Abou Mohammed al-Adnani, a réagi en appelant ses partisans à exécuter des actes de terrorisme individuels dirigés contre l’Occident.
«Si vous pouvez tuer un infidèle américain, européen –surtout ces Français méprisants et dégoûtants–, australien, canadien, ou tout autre infidèle qui fait partie des combattants, y compris les citoyens des pays coalisés contre l’État islamique, alors, ayez foi en Allah et tuez-le quelle que soit la façon dont vous vous y prenez.»
L'avertissement manqué de Verviers
Depuis lors, les partisans et les sympathisants de l’Etat islamique tentent de répondre à son appel. Les attentats de janvier 2015, commis à Paris dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo et dans une supérette casher, ont suscité une certaine confusion, car une partie des terroristes paraissaient liés à al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), tandis que d’autres se revendiquaient de l’Etat islamique. Avec le recul, cependant, il semble que ces terroristes «amis-ennemis» (les groupes auxquels ils étaient respectivement affiliés se combattaient l’un l’autre en Syrie dans une guerre civile djihadiste) participaient encore du phénomène criminel individuel. Ils ont pu être inspirés par des groupes basés au Moyen-Orient, mais ils n’étaient pas sous leurs ordres.
L’horreur de ces attentats et le chaos qu’ils ont entraîné a fait perdre de vue que le terrorisme de l’Etat islamique avait pris un tournant décisif: des descentes de police à Verviers, en Belgique, une semaine après l’attentat contre Charlie Hebdo, ont permis de déjouer un projet d’attaques. Ces opérations de police représentent un moment charnière pour les responsables européens de la lutte contre le terrorisme, et en particulier pour les autorités belges, qui agissaient en fonction de renseignements selon lesquels la cellule en question préparait des attaques imminentes et à grande échelle en Belgique. Au cours des perquisitions, les policiers ont trouvé des armes à feu automatiques, des précurseurs d’un explosif, le triperoxyde de triacétone (TATP), une caméra-piéton, de nombreux téléphones mobiles, des radios portatives, des uniformes de policier, de fausses pièces d’identité et une importante somme en espèces.
Des informations reçues de services secrets européens et moyen-orientaux indiquaient que ces coups de filet avaient fait échouer «des attentats terroristes majeurs», le plus probablement en Belgique, bien que les investigations concernant les activités de ce groupe aient porté sur plusieurs pays d’Europe, en particulier la France, la Grèce, l’Espagne et les Pays-Bas. Selon les enquêteurs, le cerveau du complot, Abdelhamid Abaaoud, alias Abou Omar al-Baljiki, de nationalité belge, avait dirigé l’opération à partir d’une planque située à Athènes (Grèce) à l’aide d’un téléphone mobile, pendant que d’autres membres du groupe opéraient dans plusieurs autres pays européens. «Des pièces à conviction découvertes en perquisitionnant dans des logements utilisés par cette cellule suggèrent que le groupe prévoyait vraisemblablement d’employer des armes légères, des engins explosifs improvisés et de se faire passer pour des policiers», selon une analyse du Département américain de la sécurité intérieure.
Les autorités se sont vite rendu compte que la menace à laquelle est confrontée l’Europe ne se limitait plus à des criminels solitaires inspirés par le groupe Etat islamique. Il s’agit désormais aussi de combattants terroristes étrangers entraînés et expérimentés qui coordonnent des attaques ordonnées par Daesh et mises en œuvre dans plusieurs pays.
Une menace qui se précisait
Mon nom et ma photo circulaient dans tous les médias et pourtant,
j’ai réussi à rester dans leur pays
Abdelhamid Abbaoud
Les services de renseignement et de police n’ont pas tardé à identifier en Abdelhamid Abaaoud le cerveau des attentats avortés de Belgique. Mais en dépit d’une traque dans toute l’Europe, il est parvenu à passer entre les mailles du filet, à s’enfuir de Belgique pour gagner la Syrie et ensuite revenir. Plus tard, il s’est vanté de sa fuite dans une interview accordée à Dabiq, le magazine de propagande de l’Etat islamique:
«Mon nom et ma photo circulaient dans tous les médias et pourtant, j’ai réussi à rester dans leur pays, à organiser des opérations contre eux et à partir sans problème quand il a fallu que je le fasse.»
La menace terroriste en Europe s’est peu à peu précisée. En avril 2015, la police française a arrêté Sid Ahmed Ghlam, un jeune étudiant lié à l’Etat islamique, qui avait appelé le Samu après s’être accidentellement blessé par balle. La fouille de sa chambre a révélé divers éléments accablants: armes, munitions et notes mentionnant des cibles potentielles, notamment des églises, sur les instructions d’un donneur d’ordres basé en Syrie, nous a appris le procureur de la République de Paris, François Molins. Un bulletin publié par le renseignement américain indique que cet agent de Daech était en rapport avec Abdelhamid Abaaoud et lui avait exprimé son souhait de partir en Syrie.
En mai 2015, les autorités américaines ont établi qu’un changement radical s’était produit dans la nature de la menace terroriste de l’État islamique. Bien qu’on ne puisse pas écarter des actes isolés d’apprentis terroristes inspirés par Daech, l’analyse des services de renseignement des États-Unis concluait alors que les futures opérations menées par l’Etat islamique s’apparenteraient davantage au projet avorté d’attentats élaborés de Verviers. Le caractère international du complot qui s’était tramé a poussé les responsables de la lutte antiterroriste à prendre la mesure de l’importance du partage des renseignements entre pay, ùais la mise en œuvre des réformes dans ce sens s’annonce lente.
La cadence des projets d’attentats sous le commandement de l’Etat islamique s’est accélérée à l’été 2015. A la mi-août, la police a arrêté un djihadiste français qui prévoyait de cibler une salle de concert en France. Fraîchement rentré d’un séjour d’une semaine en Syrie, l’homme a indiqué aux policiers qu’il avait reçu, d’un individu correspondant au signalement d’Abaaoud, l’ordre de mener cette attaque. Toujours au mois d’août, des soldats américains en permission en Europe sont parvenus à maîtriser un homme armé d’un fusil d’assaut, qui tentait de passer à l’action dans un train Thalys reliant Amsterdam à Paris.
Le nouveau visage des futures opérations de Daech
Lorsque Paris a été frappé le 13 novembre 2015, les attentats coordonnés en quatre lieux de la capitale ont marqué un point de rupture avec les précédentes attaques commanditées par Daech sur le plan du degré d’entraînement et de maîtrise opérationnelle dont font désormais preuve les assaillants. Selon le bulletin du renseignement américain, l’Etat islamique en Irak et au Levant (l’EIIL) «a montré un niveau de coordination supérieur et fait appel à de multiples tactiques, ce qui engendre un nombre de victimes sans précédent dans les attaques que l’EIIL a menées par le passé en Occident».

Devant le Bataclan, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015.
Au vu des stratégies, des techniques et des procédures mises en œuvre au cours des récents attentats, les autorités ont vite compris que ce type de menace était ce à quoi doit s’attendre l’Occident dorénavant.
Selon le dernier rapport d’Europol dans le cadre de la lutte européenne contre le terrorisme, les attentats de Paris et les enquêtes qui ont suivi révèlent un changement au niveau de la stratégie d’«internationalisation» de l’Etat islamique. L’organisation terroriste a développé un «commandement opérationnel externe», note Europol, qui s’est «entraîné à mener des assauts dignes de commandos à l’international». La mise en garde de l’office de police criminelle européen est sévère: «Tout porte à croire que [l’Etat islamique], des terroristes inspirés par [l’Etat islamique] ou un autre groupe terroriste motivé par la religion mènera sur le territoire européen, en particulier en France, un nouvel attentat terroriste visant à entraîner des pertes humaines massives au sein de la population civile.»
L’Europe est encore démunie
Si l’évolution de la menace de l’État islamique en Europe n’était pas encore évidente après les attentats de Paris, les explosions de Bruxelles l’ont confirmée. Et pourtant, bien que l’Europe soit à présent parfaitement consciente de l’ampleur de la menace, elle n’en demeure pas moins vulnérable. Les moyens de lutte antiterroriste des Etats européens sont aussi insuffisants que leur capacité à intégrer les populations immigrées au sein de sociétés européennes élargies.
Le combat contre le terrorisme est une tâche difficile: pendant près de quatre mois, les services de sécurité belges ont été incapables de mettre la main sur Salah Abdeslam après les attentats de novembre à Paris. Plus généralement, le dernier rapport en date du coordinateur européen de la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, indique que tous les Etats membres n’ont pas mis en place de système de connexion électronique entre les postes frontières et les bases de données d’Interpol [comme le préconisait la déclaration adoptée par le Conseil européen en février 2015, ndt]. Ce document blâme sans ménagement –ce qui est assez rare pour être souligné– les Etats européens. «L’échange d’informations n’est toujours pas à la hauteur de la menace», peut-on y lire. Un exemple frappant de ces insuffisances: les bases de données européennes ne mentionnent que 2.786 combattants terroristes étrangers avérés, alors que selon des «estimations bien étayées, quelque 5.000 citoyens européens se sont rendus en Syrie et en Irak pour rejoindre l’EIIL et d’autres groupes extrémistes». Pire, plus de 90% des signalements de combattants terroristes étrangers avérés émanent seulement de cinq Etats membres.
L’immense enjeu de l’assimilation
Le défi de l’intégration sociale est encore plus redoutable. En Belgique, en particulier, la gouvernance est rendue complexe par un système gouvernemental très fédéralisé où les divisions sont non seulement administratives (au niveau local, régional et fédéral), mais aussi géographiques, linguistiques et culturelles. Pour redonner aux populations immigrées leurs droits fondamentaux et mieux les assimiler, alors que les pouvoirs publics ferment les yeux sur ce problème depuis longtemps, il va falloir à la fois du temps et de l’argent. Mais les deux font actuellement défaut.
Ces deux défis, à savoir la lutte et le renseignement antiterroristes d’un côté et l’intégration économique et sociale de l’autre, sont intimement liés. La situation économique n’est pas un facteur principal de radicalisation, m’ont confié des responsables belges, mais il s’agit en revanche d’un facteur d’aggravation d’une crise identitaire engendrée par l’absence de perspectives de vie, des familles brisées, des fragilités psychologiques ainsi que des tensions culturelles et religieuses. Avec un taux de chômage qui atteint les 30%, il n’est guère surprenant que la grande majorité des recrues belges de l’État islamique soient des délinquants à la petite semaine. Un recruteur du quartier de Molenbeek, qui est aujourd’hui en prison, a accosté des jeunes du quartier, où les mosquées de rue sont nombreuses, et les a convaincus de donner une partie de leur butin pour financer le voyage en la Syrie de combattants étrangers.
Les petits délinquants d’aujourd’hui sont peut-être les kamikazes de demain. Et ils ne mèneront pas leurs attentats dans de lointaines zones de guerre, ils le feront en plein cœur des pays qui les ont vus grandir. Le renseignement américain, après les attentats de novembre 2015 à Paris, a lancé un avertissement prémonitoire:
«L’implication d’un grand nombre d’éléments et de chefs de groupes basés dans plusieurs pays dans de futurs projets d’attentats liés à l’EIIL pourrait créer d’importants obstacles à la détection et à la neutralisation d’activités préopérationnelles.»
Rien n’est plus vrai, mais ce n’est là que la moitié du problème. Les pays européens ont à présent à relever un défi encore plus grand: celui de combattre des terroristes liés à l’État islamique formés en ce moment à l’intérieur même de leurs frontières.