Quand on vous parle des débuts d’Apple, il est probable que vous pensiez à Steve Jobs ou Steve Wozniak. Mais alors que l’entreprise de Cupertino, née le 1er avril 1976, fête ses quarante ans, il est temps de remettre sur le devant de la scène le dernier des trois fondateurs, celui dont l’on oublie généralement le nom: Ronald Wayne.
À l’inverse de ceux de Jobs et Wozniak, le sien n’est pas resté dans les mémoires pour la simple et bonne raison qu’il a quitté Apple douze jours après sa création, avec un chèque de 800 dollars en rétribution de ses 10% au capital de l’entreprise qu’il venait de créer à peine deux semaines plus tôt. 800 dollars qui auraient pu devenir des millions s’il avait attendu quelques années.
Ronald Wayne avait 41 ans en 1975 et était dessinateur industriel chez Atari quand il a rencontré un certain Steve Jobs, alors âgé de 20 ans. Quelques mois plus tard, alors que les deux hommes s’étaient liés d’amitié, Jobs est venu solliciter Wayne. Avec Steve Wozniak, ils travaillaient sur un ordinateur personnel, dont Jobs voulait faire un business viable, mais il «avait du mal à convaincre Wozniak de ne pas utiliser ailleurs le système de circuits imaginé pour Apple». Il voulait que ce qui ferait partie d’Apple n’appartienne qu’à Apple mais, n’étant pas vraiment diplomate, il avait besoin de quelqu’un pour faire passer le message:
«Le 1er avril 1976, Wayne a invité les deux jeunes hommes chez lui, où il a accepté d’expliquer le problème à Wozniak en tant qu’“adulte de la pièce”. Grâce à son intervention, Wayne dit que Woz a rapidement changé d’avis: “Jobs a été suffisamment impressionné par mes qualités de diplomate pour dire: ‘Nous allons créer une entreprise.’”»
«Wow, ce type est génial»
Dans son livre iWoz, Steve Wozniak revient rapidement sur sa rencontre avec Ronald Wayne et leur courte collaboration:
«Je me souviens l’avoir rencontré et m’être dit: “Wow, ce type est génial.” Il pouvait s’asseoir devant une machine à écrire et taper tout l’accord de partenariat comme s’il était avocat. Il n’était pas avocat, mais il connaissait tout le jargon. Il parlait vite et semblait être tellement intelligent. Il faisait partie de ces gens qui semblaient avoir une réponse rapide à tout. Il semblait connaître toutes les choses que nous ignorions.
Ron a fini par jouer un rôle important lors des premiers jours d’Apple –avant que nous ayons un financement, avant que l’on ait fait beaucoup de choses. Il était vraiment le troisième partenaire, quand j’y repense. Et il a réalisé beaucoup de choses. Il a écrit et défini le manuel d’instructions [de l’Apple I]. Après tout, il savait taper des trucs. Et il savait dessiner. C’est lui qui a fait le dessin de Newton sous l’arbre que l’on retrouvait sur le manuel d’instructions.»
Au final, les trois hommes s’étaient mis d’accord sur la répartition des parts de chacun dans la nouvelle entreprise: 45% pour Jobs, idem pour Wozniak et les 10% restants pour Ronald Wayne.
Comme l’explique Steve Wozniak dans son autobiographie:
«Steve et moi voyions en lui quelqu’un capable de résoudre nos disputes.»
Quelque chose à perdre
À peine deux semaines plus tard, Ronald Wayne a préféré s’en aller:
«Ron Wayne ne s’amusait pas autant que nous, j’imagine, raconte Wozniak. Il était habitué aux grosses entreprises et aux gros salaires. On lui a racheté ses parts pour 800 dollars [...] bien avant notre premier investissement extérieur.»
Le San José Mercury News avançait de son côté, en 2010, qu’il y avait d’autres raisons à ce départ soudain:
«Craignant que les dépenses erratiques de Job et que les fréquentes idées folles de Woz ne conduisent Apple à sa perte, Wayne décida d’abdiquer son rôle d’adulte en chef et de s’en aller après douze jours. Terrifié à l’idée d’être le seul des trois fondateurs avec un patrimoine que les créanciers pourraient saisir, il a revendu ses parts pour 800 dollars.»
Terrifié à l’idée d’être le seul des trois fondateurs avec un patrimoine que les créanciers pourraient saisir, il a revendu ses parts pour 800 dollars
San José Mercury News
C’est d’ailleurs ce que Ron Wayne expliquait dans une interview, accordée en 2013, à Next Shark, où il rappelait que, contrairement à ses deux associés, lui avait quelque chose à perdre dans cette histoire:
«Qui peut-on atteindre? Je veux dire, Jobs et Woz n’avaient rien. J’avais une maison, j’avais une voiture, j’avais un compte bancaire. Ils pouvaient m’atteindre.»
Certain du succès
Il faut dire que Ron Wayne avait déjà connu une histoire d’entreprise qui finit mal. Quelques années plus tôt, il s’était lancé dans la fabrication de machines à sous pour des casinos de Las Vegas, qui avait vite tourné au vinaigre. Et même si pour lui, l’idée de Woz et Jobs allait finir par marcher, il n’était pas prêt à travailler sur ce projet plus longtemps:
«J’étais certain que l’entreprise allait être un succès; là n’était pas la question. Mais quelle type de montagnes russes allait-on devoir affronter? Je ne savais pas si j’allais pouvais tolérer à nouveau ce genre de situation. Je pensais que, si je restais avec Apple, j’allais finir par devenir l’homme le plus riche du cimetière.»
Wozniak explique aujourd’hui que c’est après la première grosse commande qu’Apple a reçue que Ron Wayne a préféré quitter le navire, de peur qu’ils ne soient pas payés et qu’il se retrouve avec de nouvelles dettes à rembourser.
Millions de dollars
Quand Steve Jobs et Steve Wozniak ont enregistré les statuts de leur entreprise, un an plus tard, ils ont envoyé une lettre à Ron Wayne lui demandant de renoncer à tout droit sur Apple. Il a alors reçu un autre chèque de 1.500 dollars. Au total, il a donc empoché 2.300 dollars, somme qui, ajustée de l’inflation, s’élève aujourd’hui à un peu moins de 9.700 dollars:
«Quand on y repense, raconte Digital Trends, faire une telle chose ressemble à un cauchemar dans lequel vous jetez un billet de loto gagnant à la poubelle, ou balancez une relique qui n’a pas de prix comme si c’était un vieux truc sans valeur. Et, au fil du temps, le départ rapide de Wayne a été présenté un peu comme cela dans la presse.»
Aujourd'hui, Apple est valorisé en Bourse à plus de 600 milliards de dollars. Malgré la dilution de ses parts au fil du temps et de l’arrivée de nouveaux investisseurs, et même si on peut supposer qu’il aurait à ce jour quitté Apple, comme il le laisse entendre désormais, le troisième fondateur de la marque est donc peut-être passé à côté de millions de dollars, et d’une place plus grande dans l’histoire de l’informatique.
Le documentaire d'Arte consacré à Ron Wayne est à voir ici.
Pas de regrets
Pour autant, le principal intéressé ne regrette pas son choix. Il estime qu’avec ce qu’il savait à l’époque, il a opté pour le meilleur choix qui s’offrait à lui. Il avait d’ailleurs donné cette explication au San José Mercury News:
Si j’avais su que cela rendrait 300 personnes millionnaires en l’espace de quatre ans, je serais resté quatre ans. Mais après ça, je serais quand même parti
Ronald Wayne sur Facebook en février 2012
«Je ne perds pas mon temps à me sentir frustré à propos de choses qui n’ont pas marché. J’ai quitté Apple pour des raisons qui me semblaient bonnes à l’époque. Pourquoi devrais-je revenir en arrière et me dire: “Et si?” Si je le faisais, je serais dans un asile psychiatrique aujourd’hui.»
Sur Facebook, en février 2012, il avait publié un court texte expliquant les raisons de son départ:
«Pour répliquer à ce qui a été écrit sur moi dans la presse jusque récemment, je n’ai pas perdu des milliards de dollars. Beaucoup de choses se sont passées entre 1976 et 2002. Apple a traversé beaucoup de périodes compliquées et beaucoup de gens se sont demandé si elle n’allait simplement pas mettre la clé sous la porte à différents moments de son histoire. J’ai peut-être perdu des dizaines de millions de dollars. Et honnêtement, entre vous et moi, ça m’a permis de grandir. Si j’avais su que cela rendrait 300 personnes millionnaires en l’espace de quatre ans, je serais resté quatre ans. Mais après ça, je serais quand même parti. Steve et Steve avaient leur projet. Ils voulaient changer le monde à leur façon. Je voulais changer le monde à ma façon.»
Carrière prolifique
Interrogé sur cet épisode par The Next Web, Ronald Wayne avait eu ces mots:
«J’aime l’argent autant que tout le monde, mais je peux dire ça: je suis parti et j’ai fait mon propre truc, je me suis amusé en le faisant, et en prenant la direction qui semblait appropriée à ce moment-là. Dans toute ma carrière, je n’ai jamais été riche, mais j’avais toujours de quoi manger. Et j’ai toujours complètement adoré ce que je faisais.»
Wired racontait en 2012 que Ronald Wayne, après sa courte expérience du côté d’Apple, a ensuite eu une carrière prolifique et très diversifiée. Il a d’abord atterri au laboratoire national de Lawrence Livermore, où il a notamment travaillé sur la construction d’une centrale nucléaire, avant de devenir ingénieur en chef dans une entreprise d’électronique et de finalement ouvrir une boutique de timbres. Le magazine indique qu’il possède une douzaine de brevets et qu’il est désormais à la retraite, à Pahrump, dans le Nevada. «De temps en temps, il se rend à Las Vegas et tente sa chance aux machines à sous.»