Culture

Pour évacuer le stress, cédez à votre penchant pour la démolition

Temps de lecture : 7 min

Le nouveau film de Jean-Marc Vallée avec Jake Gyllenhaal, «Démolition», surfe sur une vraie tendance: la multiplication des lieux de loisirs dédiés à la destruction d'objets. Même la France s'y met.

Jake Gyllenhall, dans le film «Demolition» (sortie le 6 avril)
Jake Gyllenhall, dans le film «Demolition» (sortie le 6 avril)

Le goutte-à-goutte s’intensifie. Davis ouvre son frigo. À l’intérieur, une fuite d’eau colonise l’espace. Sa femme n’a de cesse de le lui répéter: il faut remédier à ce pépin de toute urgence. Mais un mélange de négligence et de procrastination éloigne quotidiennement le banquier d’affaires de la modeste tâche qui lui incombe. Un beau matin, c’est trop tard. Le vase est plein. Le drame corrompt l’ordre des choses. Choc et bruit de métal hurlant: la jeune femme succombe à ses blessures suite à un accident de voiture, condamnant son mari à un veuvage prématuré. Debout face à son destin et à ce satané réfrigérateur caduque, Davis vacille. Tel est le point de départ de Démolition, le nouveau film du québécois Jean-Marc Vallée (C.R.A.Z.Y., Wild…), en salles le 6 avril.

Nul ne contreviendra à l’idée selon laquelle il y a autant de manières de faire son deuil qu’il y a de terriens. Celle de Davis, qu’incarne admirablement à l’écran Jake Gyllenhaal, est pour le moins… singulière. D’abord plongé dans une impénétrable atonie, ce anti-héros va trouver un semblant de satisfaction en désossant son électroménager. Un outil brisé par-ci, un autre par-là, et c’est l’engrenage. Pour réparer et réveiller son cœur anesthésié, il n’hésite plus à mettre en pièces tous les objets qu’ils croisent sur son chemin, surtout ceux qui forment le monstre qu’il tente d’étêter à cor et à cri : son mariage. «L’idée, c’est de détruire afin de se reconstruire. La colère qu’il évacue m’émeut beaucoup», souligne Vallée.


Origines américaines

Par-delà l’émotion que peut susciter la trajectoire psychologique dudit personnage se profile une espèce de jubilation à le voir brandir un marteau ou une masse et s’adonner à cette violence cathartique. Certains spectateurs auront d’ailleurs probablement envie de faire exactement la même chose (ou en rêveront): se défouler sur un objet inanimé pour expulser tout ce qui abâtardit l’équilibre mental. Bah quoi? Il ne vous est jamais arrivé de taper du poing sur une table innocente par agacement? De frapper de toutes vos forces sur un ballon comme s’il cristallisait à lui seul le visage de tous vos ennemis? D’enfoncer avec hargne de la paperasse urticante dans une broyeuse? D’envoyer une télécommande agonisante valdinguer contre le mur? Allez, ne faites pas les innocents...

Les gens ont ainsi la possibilité de réaliser quelque chose qu’ils ont secrètement toujours eu envie de faire

Donna Alexander, Anger Room

Depuis une dizaine d’années, ils sont nombreux Outre-Atlantique à avoir transformé ces multiples pulsions destructives en business. La première originale en date: une certaine Sarah Lavely. Non épargnée par l’envie de péter des choses quand les journées de m**** s’enchaînent, elle imagine en 2008 un magasin qu’elle baptise Sarah’s Smash Shack. Fermé depuis, l’établissement, sis à San Diego, a affolé et fasciné les médias –de CNN jusqu’à Forbes– grâce au service qu’il proposait aux clients; lequel consistait à payer pour casser des assiettes, des verres de vin ou des vases. Par la suite, d’autres structures similaires ont fleuri, à l’instar de Wreck Room à Toledo, dans l’Ohio. Ou Anger Room, lancée à Dallas en 2011, et qui demeure pour l’instant la maison la plus pérenne du continent nord-américain.

Déclinaisons françaises

«J’ai créé Anger Room afin d’offrir un endroit sûr où des gens se débarrassent, sans être jugés, du stress qu’ils portent en eux. Ils ont ainsi la possibilité de réaliser quelque chose qu’ils ont secrètement toujours eu envie de faire», explique Donna Alexander, la fondatrice des lieux. Les clients, âgés «de 13 à 65 ans» et issus de milieux sociaux différents, déboursent ainsi 22 euros pour cinq minutes de grand déglinguage. Modus operandi? Ils enfilent une tenue adaptée (avec casques et lunettes), se munissent de l’arme qu’ils désirent (des battes de base-ball aux clubs de golf jusqu’à la clé à molette: le choix est varié) et se mettent à démolir. La recette, simple comme bonjour, fait alors des émules à vitesse grand V. Rien d’étonnant pour la patronne, qui explique:

«Cette dynamique ne me surprend pas outre mesure… Je pense que beaucoup de personnes attendaient ça depuis un bail.»

En France, la machine est déjà en route grâce à deux entreprises spécialisées dans l’animation événementielle: MadCityzen et 10Torsions, respectivement basées à Paris et à Grandfontaine (Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine). La première a un temps été prestataire pour la seconde avant que leurs routes se séparent. Chez l’un comme chez l’autre, il est d’abord question d’attirer le client lambda, à l’image du concept de Sarah’s Smash Shack. Mais ce marché étant une mini niche, ils ont fini par s’adapter à la demande et, parfois, à la créer. «Pour les particuliers, c’est vrai qu’on ne fonctionne que ponctuellement avec des groupes constitués, comme, par exemple, dans le cadre d’un enterrement de vie de garçon ou de jeune fille», reconnait Olivier Bourgeois, cofondateur de 10Torsions. Le véritable cœur de cible se situe plutôt dans les entreprises, qui sortent désormais le chéquier pour des sessions de destructions constructives.

Reconstruction

«Nous nous déplaçons directement chez nos clients», explique pour sa part Ilan Zemmour, à la tête de l’agence de team building MadCityzen. Depuis quelques années, en plus des nombreux services qu’elle arbore –visant à instaurer cohésion, motivation et stimulation–, sa société propose de casser intelligemment. «Pour 2.000 à 20.000€ selon le nombre de personnes concernées, des entreprises procurent à leurs salariés un moment de défoulement qui, qu’on se le dise, n’est jamais perçu comme anxiogène. Au contraire!» Chaque participant écrit au feutre ses craintes, ses tourments, ses appréhensions sur divers objets avant de les balancer vigoureusement sur un grand mur métallique (le breaking wall, dans le jargon). «Des coachs encadrent la phase de destruction, poursuit Zemmour. Quant à la partie reconstruction, elle est assurée par des artistes qui aident les employés à créer des mosaïques à partir des brisures. Le résultat, qui prend des allures de souvenir collectif, représente d’une certaine manière les projets d’avenir.»

Si elle parvient à soulager ceux qui s’acquittent d’une dîme pour obtenir le droit de détruire, la destruction d’objets ne résout pas non plus le conflit

Catherine Nicholls

Pierre, 27 ans, travaille dans une entreprise consacrée aux nouvelles technologies. Il y a quelques semaines à peine, sa direction a fait appel à MadCityzen pour restaurer ses troupes. «J’ai d’abord trouvé ça un peu bizarre, se souvient-il, amusé. Et puis, très vite, ça a été une révélation. On s’est mis à casser des assiettes en criant au rythme d’une playlist qu’on avait choisie avec attention. Franchement, on devrait faire ça tous les matins avant d’aller au travail.» Et d’insister sur le fait que plusieurs de ses collègues étaient au départ timorés et peu enclins (a priori) à se prêter à de tels agissements. Ce qu’Olivier Bourgeois de 10Torsions juge, somme toute, normal:

«Il y a des blocages chez certains, c’est évident. Mais les demandes affluent: preuve que notre société évolue et accepte le fait de se défaire du stress et de la pression dans un contexte de crise économique importante et de changements sociaux et sociétaux. La perte de repères, la pollution, les incivilités… sont autant de cause de stress quotidien.»

Qui considérer comme déviant?

Si Donna Alexander d’Anger Room avoue que ce type d’activité ne revêt aucun caractère polémique, elle ne nie pas pour autant la méfiance de nombreux psychologues à son endroit.

«Certains sujets manquent de contenant interne pour contenir leurs angoisses et résoudre les conflits qu’ils affrontent. Aussi ont-ils besoin de trouver des contenants extérieurs susceptibles d’accueillir cette violence conflictuelle. En ce sens, la destruction d’objets constitue un exutoire. Elle donne la possibilité d’expulser cette violence en la projetant à l’extérieur, note Catherine Nicholls, psychothérapeute à Paris. Si elle parvient à soulager ceux qui s’acquittent d’une dîme pour obtenir le droit de détruire, la destruction d’objets ne résout pas non plus le conflit.»

La violence envers un objet inanimé étant l’un des derniers stades, voire le tout dernier, avant celle exercée sur l’homme, certains observateurs vont parfois jusqu’à qualifier ces pratiques de déviantes.

«Qui considérer comme déviant?, se demande Nicholls en s’appuyant sur les travaux du docteur Jean Bégoin, psychanalyste français, qui a tant de fois souligné le rôle destructeur dans la construction du moi. L’entreprise qui envoie ses salariés péter des objets plutôt que de les voir péter les plombs sur leur lieu de travail? Ou les salariés, au bord de la crise de nerfs, qui cherchent désespérément à lutter contre le stress qui les mine? (…) La violence de ceux qui éprouvent le besoin de casser n’est-elle pas générée par les pratiques violentes de l’entreprise à l’origine du conflit social?»

La mise à distance que procure le cinéma ou plus généralement les images permet de projeter à l’extérieur de soi la violence qui est en soi pour s’en libérer

Catherine Nicholls

La fascination pour la violence

Au-delà de MadCityzen, Anger Room et autre 10Torsions, la fascination pour la destruction reste l’épicentre absolu de ladite problématique. Pourquoi cela galvanise-t-il tant de faire un strike au bowling? Pourquoi se ruine-t-on dans les fêtes foraines pour faire tomber des boîtes de conserve à coups de chaussettes? Pourquoi fait-on la queue pour découvrir comment Roland Emmerich abîme la planète dans ses blockbusters? Pourquoi?

«Si le gore, les films catastrophe, les guerres ou les faits divers tragiques dont regorge l’actualité exercent la fascination que l’on sait sur le public, c’est parce que la mise à distance que procure le cinéma ou plus généralement les images permet de projeter à l’extérieur de soi la violence qui est en soi pour s’en libérer, estime Catherine Nicholls. L’expression de la violence comme la fascination qu’elle suscite chez certains sujets traduit l’existence de conflits non résolus et de pulsions agressives débordantes. Or, il faut accéder à un degré suffisamment élevé de maturité et d’élaboration mentale pour être capable de parler de cette violence, de se l’expliquer et de la contenir.»

Un constat sur lequel il est bon de méditer. Et qui s’avère cohérant, surtout quand on sait que ces sessions de destruction sont, pour la très grande majorité, une affaire d’une seule fois. Le fun est là, la vérité ailleurs.

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