Le 23 mars 2016, David Hopkins, journaliste américain (auteur d’articles, de BD, de nouvelles), publiait le millionième article accusant la série Friends d’être responsable d’un des fléaux du XXIe siècle, en l’occurrence le règne de la stupidité:
«Pour moi, Friends souligne une terrible adhésion de l’anti-intellectualisme aux États-Unis, où l’on montre un homme intelligent et doué se faire persécuter par ses idiots de compatriotes.»
Plus loin, il ajoute:
«Oui, ma théorie c’est que Friends pourrait bien avoir déclenché la chute de la civilisation occidentale.»
Le journaliste en profite pour faire du personnage de Ross –le paléontologue et nerd de la bande– un martyr à la saint Sébastien, cible continuelle de toutes les flèches empoisonnées de la bêtise de ses amis/bourreaux.
Dans une étude chronologique digne des plus grands complotistes, Hopkins tisse un lien entre la fin de la série en 2004 et le fait que, la même année, American Idol entamait sa huitième année de règne incontesté sur l’audimat américain, Paris Hilton sortait son autobiographie, Facebook était lancé et Georges W. Bush était élu: la fin de Friends coïncide selon lui très très étrangement avec l’année du couronnement de la bêtise.
D’ailleurs, il oublie de pointer de son doigt éclairé qu’en 2004 s’est aussi terminée la série Sex and the City et qu’il y a clairement un lien entre la fin des aventures de Carrie Bradshaw et le lancement de Gmail la même année. Sans compter que la série The L Word s’est terminée en 2009, la même année que la sortie du premier EP de Justin Bieber… Coïncidence? Je ne pense pas.
On ne va pas se mentir: je suis une fervente défenseuse de Friends. Et cette série est bien trop souvent attaquée.
Je suis tout à fait d’accord avec le point de départ de tous ces articles qui s’en font les détracteurs, puisqu’il s’agit finalement de dire que la pop culture et les séries télé peuvent avoir une bien plus grande influence sur les sociétés et porter des messages sous-jacents bien plus sérieux que ce que leur apparente légèreté laisse penser. Et a fortiori une série comme Friends, qui, durant dix ans, a réuni chaque semaine une moyenne d’environ plus de 20 millions d’Américains.
Mais de là à plaquer de telles inepties dessus, il y a un grand pas qu’il s’agirait d’arrêter de franchir. Hopkins fait de Ross un héros quasi shakespearien, intellectuel sacrifié sur l’autel de la bêtise par ses idiots d’amis, qui non seulement ne sont pas à sa hauteur mais en plus le martyrisent sans cesse, le condamnant ainsi à la folie et au désespoir.
Oui, Ross est souvent tourné en ridicule. Mais celui qui se prend le plus de moqueries, c’est justement le benêt de la bande: Joey
Ross est «l’intello» de la bande. Il est docteur en paléontologie et passionné par la science et les dinosaures. David Hopkins a raison, de multiples blagues, tout au long de la série, tournent autour du fait que ses cinq congénères n’en peuvent plus de ses histoires de dinosaures, comme dans cette scène où la caméra se porte sur chaque personnage l’un après l’autre, nous plongeant ainsi dans leurs pensées, pendant que Ross raconte une anecdote du musée où il travaille:
Donc, oui, Ross est souvent tourné en ridicule. Mais pas un seul personnage n’échappe à ce traitement: il n’est donc pas la victime entraînée dans la folie par la méchanceté de ses stupides amis que décrit Hopkins. Celui qui se prend le plus de moqueries, c’est justement le benêt de la bande, le moins intello: Joey.
Le problème de Ross, ce n’est pas d’être intelligent. Ce sont plutôt les choses suivantes:
1.Ross est arrogant
Ce n’est pas de la curiosité intellectuelle de Ross que la série se moque mais du fait qu’il est très souvent arrogant et pédant, comme lorsque ses cinq bourreaux sont en train de jouer au jeu des cinquante États américains à lister en moins de six minutes et qu’il est outré qu’aucun n’y arrive (il n’y arrivera pas non plus).
Ou lorsque Rachel et Phoebe vont à un cours de self defense et se heurtent à l’incrédulité de Ross, qui est soudainement expert en karaté et spécifiquement dans la maîtrise de «l’unagi»:
Le personnage du nerd n’est pas du tout une figure de victime dans la série
2.Ross est étroit d’esprit
C’est peut-être l’intello de la bande mais c’est aussi le plus borné et étroit d’esprit. Ross est le plus attaché aux conventions sociales; ridiculement obsédé par ses diplômes, il ne manque pas une occasion de rappeler qu’il est docteur en paléontologie:
Il a aussi le plus grand mal à sortir du cadre de pensée hétéronormé et est donc perpétuellement poussé dans ses retranchements puisqu’il élève son fils avec son ex-femme lesbienne. Lorsque Ben arrive avec un jouet «de fille», Ross ne brille d’ailleurs pas par son intelligence mais plutôt par son étroitesse d’esprit:
À l’instar du jour où Rachel veut choisir un homme pour garder leur fille Emma et qu’une nouvelle fois le cadre de pensée de ce grand intellectuel est trop petit:
C’est aussi naturellement celui qui a le plus de mal à tolérer les croyances parfois fantasques de la hippie de la bande, Phoebe. Comme lorsqu’il ne supporte pas qu’elle puisse croire que sa mère, qui s’est suicidée, s’est réincarnée en un petit chat qui vient la voir:
3.Ross est superficiel
Mais ce qui est justement très drôle avec le personnage de Ross, c’est qu’il est finalement celui qui sort avec les plus belles femmes. Il y a la fille sale de la saison 4:
Ce que la série montre à travers Ross n’est pas du tout que c’est ennuyeux et nul d’être intelligent et curieux mais plutôt que la connaissance peut mener aussi facilement à la pédanterie qu’à l’ouverture d’esprit
Ou la fille qui a lu son livre, saison 7:
Il y a aussi Mona, qui adore ses digressions scientifiques, sa collègue Charlie saison 9, qui quitte Joey pour Ross, et bien sûr son grand amour Rachel, avec qui il termine finalement à la fin de la saison 10.
Ross est d’ailleurs tombé amoureux de Rachel au lycée, alors qu’elle est la plus belle et la plus populaire. En réalité, et contrairement à ce qu’écrit Hopkins, elle ne se limite pas à «the one who shops» (celle qui fait du shopping): elle incarne la self made woman qui part sans grand bagage académique et termine la série en business woman au top de sa carrière, invariablement amoureuse du nerd qu’est Ross (et réciproquement). Le personnage du nerd n’est donc pas du tout une figure de victime dans la série.
Si l’on veut théoriser sur Friends de la façon dont David Hopkins le fait, ce que la série montre à travers Ross n’est pas du tout que c’est ennuyeux et nul d’être intelligent et curieux mais plutôt que la connaissance peut mener aussi facilement à la pédanterie qu’à l’ouverture d’esprit. Une telle prise de position, aussi totalement révolutionnaire soit-elle, n’a donc probablement pas conduit à la chute de la civilisation occidentale.
David Hopkins a peut-être été, adolescent, un nerd dans un monde où les premiers de la classe sont souvent les victimes privilégiées. Il parle en tout cas de ces années, plus tard, où il a coaché le club d’échec de l’école où il était professeur et de la difficulté pour ses élèves de ne pas se faire embêter par leurs camarades. Il raconte comme il a dû s’improviser défenseur de ces pauvres malheureux, ce qui est très honorable de sa part. Et je suis d’accord avec lui sur le fait que nous vivons dans une ère où la réflexion n’est pas toujours valorisée. Mais, en plaquant sur ce pauvre Ross ses peurs d’une civilisation occidentale qui part à vau-l’eau, il fait exactement ce qu’il reproche aux adeptes des débats de réseaux sociaux de faire: un raccourci rapide et creux. Alors qu’on peut très bien vouloir défendre les nerds de ce monde sans attaquer l’une des meilleures comédies que la télé ait jamais diffusées. On peut très bien avoir été nerd et adorer cette série. Je le sais: j’étais moi-même présidente du club d’échecs de mon collège.