En février 1962, les États-Unis mettaient en place un embargo économique, commercial et financier autour de Cuba en réponse à la nationalisation de propriétés américaines par le régime castriste. Cinq mois plus tard, les Rolling Stones jouaient leur tout premier concert. Contre toute attente, les deux sont toujours là, 54 ans après. En plein dégel des relations entre Washington et La Havane, le groupe de rock britannique a décidé d'offrir un concert au peuple cubain le 25 mars, quatre jours après la venue de Barack Obama.
La bande de Mick Jagger n'a jamais joué là-bas et l'on parle donc déjà d'un moment historique. Le journal officiel cubain Granma (traduit par Courrier International) anticipe:
«Des milliers de Cubains pris dans une excitation adolescente vont régler leur contentieux avec le passé et formeront sans doute le public le plus fébrile que les Rolling Stones aient jamais connu dans leur carrière.»
Ce n'est pas la première fois que les Stones tiennent un concert dont la portée est symbolique, voire politique. En 1967, ils avaient été un des tous premiers groupes de rock à jouer en Europe de l'Est, avec deux dates à Varsovie qui virèrent à l'émeute et ne plurent pas vraiment aux autorités soviétiques. «Ils ont trouvé que le concert était tellement horrible, tellement décadent, qu'ils ont dit que ça n'arriverait jamais à Moscou», expliquera plus tard Mick Jagger. Le groupe ne jouera d'ailleurs dans la capitale russe qu'en 1998, plus de trente ans après sa première demande. Les Stones ont également à leur actif un concert en Chine en 2006, et même une légende selon laquelle ils ont joué à Berlin-Ouest en 1969, à proximité du Mur, pour que les jeunes de l'Est puissent les entendre (une rumeur qui continue de se répandre alors que les Stones ne sont en fait jamais venus et que les curieux se sont faits accueillir par la Stasi, avec des centaines d'arrestations à la clé).
Ce concert du 25 mars a en plus quelque chose de fondateur, comme si tout un pays décidait de se réapproprier la première mode qu'il avait manqué, la «British Invasion» du début des années 1960. Les Beatles ne sont plus depuis bien longtemps, les Kinks non plus et les Animals ont changé plusieurs fois d'identité(s). Mais les Rolling Stones demeurent, avec leur aura et leur énergie.
Cuba va donc rencontrer les mythiques Londoniens, mais il serait faux d'affirmer que Cuba va découvrir le rock.
Des invités prestigieux, mais encadrés
Si les septuagénaires ont attendu la détente diplomatique entre les frères Castro et le gouvernement américain pour faire le déplacement dans les Caraïbes, d'autres formations anglo-saxonnes ont fait face à la pression politique pour se produire à La Havane.
C'est ainsi qu'a été organisé en 1979 le Havana Jam, un festival né à l'initiative de Columbia Records, qui cherchait à faire connaître des artistes cubains en plein boom de la salsa et lors d'un moment de détente diplomatique entre les États-Unis et Cuba. Parmi une programmation d'artistes des deux pays, on trouvait notamment Stephen Stills (Buffalo Springfield, Crosby, Stills, Nash & Young), mais aussi Kris Kristofferson et le très populaire Billy Joel.
Malheureusement, la promotion d'un événement en présence de «l'ennemi américain» sera très limité, un simple bouche-à-oreille. Le documentaire de 2009 Havana Jam '79 raconte ainsi que l'accès au festival n'était possible que sur invitation, avec un public choisi parmi les proches du pouvoir communiste. Si les artistes cubains présents se rappellent encore de cette rencontre entre jazz, folk, musique afro-cubaine et rock'n'roll comme d'un événement historique, il n'y a jamais eu de suite et le festival reste méconnu à Cuba.
Ceux qui ont fait le choix de venir par la suite ont donc été dépendants de leurs convictions politiques. Le groupe gallois Manic Street Preachers, très populaire outre-Manche dans les années 1990 et très critique envers la politique américaine, a ainsi pu se produire au Karl-Marx Theater de La Havane en 2001 en présence de Fidel Castro. Quatre ans plus tard, c'est Audioslave, pointure du rock des années 2000 et alliance des membres de Rage Against the Machine avec Chris Cornell (Soundgarden), qui a offert un live d’un peu plus de deux heures à un public d'environ 70.000 personnes qui n’avait jamais rien vu de tel sur l'Anti-Imperialist Plaza de la capitale. Mais si le groupe, et surtout son guitariste Tom Morello, ont toujours porté fièrement leurs idéaux socialistes, la démarche se voulait plutôt culturelle, à travers des rencontres avec les habitants et surtout les nombreux musiciens de La Havane. Le concert lui-même était clairement plus fédérateur qu'engagé: on ne trouvait dans la setlist qu'une seule chanson ouvertement politique, «Sleep Now on the Fire», critique de Wall Street et de l'ultralibéralisme américain. Et si les spectateurs ne comprenaient pas forcément les paroles, la musique ne leur était pas vraiment étrangère.
Le rock a fait son chemin
En théorie, le rock avait tous les ingrédients pour se faire une place à Cuba: la dimension sociale et la critique de l'establishment portés par de nombreux artistes dans les années 60 n'étaient pas si éloignés de l'idéologie révolutionnaire cubaine. Mais Fidel Castro a toujours considéré le rock comme un outil d'influence de l'ennemi américain, et l'a même interdit en 1961. Si la censure officielle totale a été abandonnée en 1966, le style musical est depuis resté largement marginalisé par l'État.
Dans les faits, l'influence occidentale dans la musique cubaine remonte à la fin des années 1950, avant même la révolution, avec une recette qui allait forcément marcher: du rock'n'roll en espagnol. C'est ainsi qu'ont pullulé des groupes qui ont adapté avec succès des tubes d'Elvis Presley, Fats Domino, Little Richard ou Chuck Berry. Certains ont même tenté de créer une musique hybride, comme Los Hot Rockers avec un mélange de rock et de cha-cha-cha.
Avec la révolution, de nombreux artistes ont préféré rejoindre les États-Unis. Pour les autres, faire du rock est devenu un véritable tour de force. «Ceux qui sont restés, comme Luis Bravo et Los Bucaneros, étaient toujours populaires, mais ont fait face à des difficultés pour obtenir et apprendre à maîtriser du matériel musical, comme des guitares électriques», note ainsi Elizabeth Gackstetter Nichols dans son ouvrage Pop Culture in Latin America and the Caribbean.
Los Pacificos
Par l'intermédiaire de formations comme Los Vampiros et Los Satélites, le style a survécu mais dans la rue, avec une identité afro-cubaine déterminante. «Ils ont empêché la mort du rock'n'roll et montré que les populations noires et métisses l'aimaient aussi. De 1961 à 1964, ils ont fait en sorte que les gens mettent de côté leurs vieilles querelles et leurs visions du rock comme une musique de la majorité blanche aisée», se souvenait ainsi Iván Fariñas, surnommé le parrain du rock cubain, dans une interview pour Cuba Now en 2011.
En 1967, Los Pacificos ont eu l'audace de se produire sur scène pendant deux heures, sans répétition préalable et en empruntant des instruments. Leur concert a été enregistré et est aujourd'hui considéré comme la seule captation connue d'un groupe de rock cubain de l'époque. Ce qui est frappant, c'est à quel point leur son s'inspire de celui des Beatles et des Beach Boys, signe que les jeunes Cubains parvenaient toujours à suivre les nouvelles tendances de la musique occidentale. L'émission de télé «Buenas Tardes» avait beau mettre en avant les nouveaux artistes nationaux, la nueva trova, musique folk aux paroles très critiques des États-Unis, s'inspirait clairement de la pop anglaise et du folk américain. Le gouvernement castriste pouvait soutenir largement ce nouveau style, qui ressemblait fortement à du Bob Dylan ou du Joan Baez.
Surtout, c'est grâce à la radio que les Cubains vont vraiment goûter au rock, par des canaux variés. Dès 1970, Radio Mariano diffuse un programme où l'on présente les Rolling Stones, Led Zeppelin ou encore Jimi Hendrix. Mais d'autres préfèrent chercher directement à la source: ils écoutent les stations AM situées en Floride, dont la large couverture parvient jusqu'à Cuba. (Cette technique permettra aussi la création de radios pirates offshores dans l'Atlantique, avec des programmes destinés à des auditeurs cubains).
Toutes les phases suivantes du rock vont donc trouver une oreille attentive en territoire castriste. «D'une certaine façon, Cuba est un pays naturellement musical. Un exemple de ça, c'est qu'aujourd'hui, tous les styles et sous-genres du rock y sont joués, peu importe qu'ils soient atypiques», ajoute Iván Fariñas. Comme leurs camarades anglo-saxons, les fans cubains vont donc s'approprier le hard rock, le rock psychédélique puis le heavy metal, et plus tardivement le punk. En particulier, la scène metal va jouir d'une forte notoriété, et ce dans différentes niches du genre (speed, death, thrash, black...).
Si on a l'image d'une musique cubaine colorée et mélodieuse, cette variation beaucoup plus sombre peut surprendre, mais n'est sûrement pas dénuée de sens. Pour reprendre les propos de David Peisner, envoyé à Cuba par le magazine Spin en 2012:
«Alors que le monde devient chaque jour plus petit et plus connecté, Cuba demeure isolée et réprimée, embourbée dans la pauvreté et une technologie datée. Ce n'est pas étonnant que le pays soit responsable de quelques uns des "metal" les plus énervés et les plus extrêmes sur Terre.»
Plus de tolérance, mais autant de contrôle
Mais encore et toujours, cet apport culturel doit rester marginal. En atteste le destin du groupe Venus, qui dans les années 1980, pouvait attirer 5.000 spectateurs à ses concerts. Un chiffre trop important pour les autorités, qui ont obligé la formation à se séparer, d'après son chanteur Dionicio Arce. « Ils ont dit que nous écartions l'esprit des jeunes du chemin à suivre, […] que le groupe ne fonctionnait pas avec les principes de la Révolution », expliquait-il en 2012 à Spin.
La logique est la même pour ceux qui essayent de rassembler les artistes. Maria Gattorno a commencé à accueillir des groupes de punk et metal dans les années 1980, dans une maison de la culture à La Havane, mais l'endroit a été fermé en 2003 sans explication.
Avec la notoriété du genre, et un régime politique légèrement moins strict, une Agence du rock cubain a finalement été créée en 2007 –elle a travaillé à la création d'une cartographie du genre musical depuis son apparition. Une salle de concert et de répétition spécialisée est ensuite apparue, Maxim Rock. Cependant, les artistes manquent toujours de moyens pour faire connaître leur musique: ne pas pouvoir accéder librement à internet complique grandement toute communication autour de leur œuvre en dehors de l'île, et l'amateurisme (il faut être payé... par l'État) est toujours un frein.
L'Agence du rock a bien fait passer des auditions pour que certains puissent obtenir un statut professionnel et donc une rémunération. Ce sont principalement des groupes de metal de La Havane qui en ont bénéficié. En 2012, ils recevaient chaque mois l'équivalent de 60% des ventes de tickets de leurs concerts, autant dire pas assez pour vivre de leur musique. Car la plupart n'ont pas les moyens de leurs ambitions pourtant modestes, à l'image d'Eric Domenech du groupe Blinder. «Mon salaire mensuel est de 480 pesos, soit environ 20 dollars. Je ne vais pas acheter de micro, ou sinon je vais mourir de faim. De toute façon, il n'y a pas de magasins d'instruments», racontait-il à Spin à l'époque. Officiellement soutenus, ils sont en fait bien encadrés et surveillés.
Le souci de la gratuité
Dans ce contexte légèrement vicié, où ceux qui critiquent doucement le système en sont financièrement dépendants, l'amélioration des relations entre Washington et La Havane depuis la fin 2014 est une petite porte ouverte vers le monde, en attendant mieux. Soutenus par les deux gouvernements, des artistes américains et internationaux peuvent participer à un échange culturel à Cuba: visiter le pays, rencontrer des musiciens locaux, leur donner instruments et accessoires, et même se produire devant un large public.
C'est ainsi que Dead Daisies, supergroupe rassemblant des musiciens de célèbres formations rock (Guns'n'Roses, Ozzy Osbourne, Motley Crue, Thin Lizzy...) a pu jouer à La Havane en février 2015. Un séjour d'une semaine qui s'est conclu par un concert devant 6.000 personnes, et a donné aux Rolling Stones (par l'intermédiaire de leur bassiste Darryl Jones, membre des Daisies) un avant-goût de l'ambiance locale. Mais les membres de Dead Daisies n'ont pas été payés.
De même, le concert des Stones sera gratuit, un point qui peut sembler secondaire, compte tenu du symbole, mais qui sera sans doute déterminant pour l'avenir. Si la venue des Britanniques est clairement historique (c'est la première tournée sur le continent du groupe depuis dix ans), il est probable qu'elle n'ait lieu qu'une seule fois, à cause de l'âge des artistes mais aussi de l'économie cubaine. Comme le précisait le San Diego Union Tribune à l'annonce du concert, «le revenu moyen à Cuba est d'à peine 20 dollars par mois. Les tickets les moins chers pour le concert des Stones à Petco Park (à San Diego, en Californie) l'an dernier coûtaient 69,50 dollars chacun». Les prix pouvaient grimper jusqu'à 395 dollars, sans les frais de gestion, et une offre spéciale platinum était même proposée pour 4.000 dollars. Le quotidien rappelle également que lors du concert des Rolling Stones à Shanghaï il y a dix ans , «les places les moins chères coûtaient cinq à dix fois le revenu mensuel moyen de la plupart des habitants de la ville».
Avec la fin de l'embargo américain, des artistes internationaux vont avoir envie de faire eux aussi un concert historique à La Havane (on entend déjà des rumeurs sur la venue de Paul McCartney et de U2). Mais à moins que demeure cette «tradition» du concert gratuit, on peut se demander qui pourra se permettre de venir voir des artistes occidentaux, légendaires mais légèrement vieillissants. En découvrant la culture anglo-saxonne libre, les Cubains vont rapidement comprendre qu'elle a un coût.
Cuba a regardé de loin l'âge d'or du rock, et a tout fait pour s'en imprégner. Maintenant, l'île va devoir s'adapter au marché de la musique, alors même que le rock n'a plus la reconnaissance populaire d'autrefois. Ce qu'on peut néanmoins espérer, c'est que Cuba ne devienne pas juste un endroit où de riches touristes viennent profiter de concerts bon marché, et qu'elle donne de l'ampleur à ses artistes nationaux, en devenant par exemple un ambassadeur des musiques extrêmes.
Un style de niche certes, mais toujours très actif, et intimement lié à l'île. Derrière les légendaires Zeus, en activité depuis trois décennies, plusieurs groupes ont pu se produire en Europe et aux États-Unis (Agoniser, Escape et Ancestor ont participé au festival South by Southwest au Texas en 2013) et d'autres vont bientôt pouvoir se faire connaître par internet. Il existe également une variété de festivals rock sur tout le territoire, comme le Ciudad-Metal de Santa Clara, qui a fêté sa quinzième édition l'an passé. Avec ou sans embargo, Cuba est une terre de rock: il est temps que le monde le sache.