Pour qui garde intérêt à ce qui advient sur les écrans au-delà des grosses machines hypermédiatisées, les propositions singulières, venues d’un peu partout, ne manquent pas. Chaque semaine ou presque y pourvoie, parfois même en si grand nombre qu’il est difficile de s’y retrouver. Parmi ces propositions, l’Extrême-Orient est depuis un quart de siècle une source particulièrement féconde. Et pourtant…
Et pourtant il est exceptionnel que se produise un événement tel que la découverte de Kaili Blues, premier long métrage d’un réalisateur de 26 ans, Bi Gan. Bi Gan est chinois, mais vient d’une région excentrée, le méridional et tropical Guizhou, et est issu de la minorité ethnique miao: pas exactement le profil type du jeune réalisateur préparé à s’imposer sur la scène internationale des festivals et des écrans art et essai. C’est pourtant ce qu’il est en passe de faire, avec ce film qui ne cesse de rafler, à juste titre, toutes les récompenses dans les festivals où il est invité, depuis Locarno qui l’a révélé en août dernier.
Au début de Kaili Blues, on retrouve certains traits communs au cinéma d’auteur chinois, une attention aux gestes et aux atmosphères, une dimension documentaire, le pari sur les puissances fictionnelles de personnages du quotidien, ici deux médecins qui travaillent et s’ennuient dans un dispensaire. Mais déjà des tonalités inédites, un penchant pour l’étrangeté qui rôde dans le banal et tire vers le fantastique, un humour à fleur de réel, la présence de la violence et de la misère, dans un monde où il est encore courant de vendre les enfants. Et surtout ces poèmes qui font irruption, troublent et séduisent.
Le choc Tarkovski
Poète, ce fut une des activités de Bi Gan, depuis l’enfance. Il a aussi été pompiste, et dynamiteur de chantier. Rencontrer ce jeune homme qui semble plus jeune encore, c’est aller à la rencontre d’une trajectoire qui est elle aussi un poème. Fils d’un camionneur et d’une coiffeuse, élevé par sa grand-mère dans cette ville de Kaili où commence le film, Bi Gan a grandi dans un milieu où la culture n’avait aucune place.
Adolescent, il veut faire de la télévision, parce que «j’aime les animaux et j’espérais pouvoir leur consacrer des reportages». Seule le département média de l’université de Taiyuan, à 2.000 km de là, accepte ce peu prometteur aspirant, qui ne connaît rien au cinéma et ne s’en soucie pas. Un jour, par hasard, il tombe à la médiathèque de la fac sur un extrait de Stalker de Tarkovski. Il déteste ce qu’il voit au point de décider d’écrire un article dans le journal étudiant contre ce film, qu’il regarde alors par tronçons de dix minutes sur YouTube. Arrivé au bout, « j’ai pris conscience que j’avais vu le plus beau film de ma vie ».
Un professeur s’intéresse à lui, lui découvre un talent inattendu, va voir ses parents pour les convaincre de le laisser suivre sa voie. Voie qui se dirige dès lors vers le cinéma, mais avec des détours: Bi Gan étudie l’architecture, et apprend à faire sauter des pans de montagnes à coup d’explosifs.
Un plan extraordinaire
De tout cela, on perçoit les traces dans Kaili Blues, de même qu’on y entend ses poèmes, que jusque-là personne ne voulait lire. Aujourd’hui, après que son film a remporté les Golden Horse, la plus haute récompense du cinéma chinois (décernée à Taiwan), un grand éditeur souhaite les publier.

Sortir de son monde par des voies improbables, c’est bien aussi ce que raconte Kaili Blues. Bientôt l’un des médecins enfourche sa moto et quitte la ville et son quotidien, chargé d’une double mission –retrouver son neveu abandonné par son père, apporter des souvenirs à l’ancien amoureux de sa collègue, désormais à l’article de la mort. La chronique se fait road-movie, exploration de situations inattendues et traitées avec légèreté, souvent avec humour. On songe au voyage hypnotique de Goodbye South, Goodbye de Hou Hsiao-hsien. C’est que ce voyage dans l’espace est surtout une circulation dans le temps, et une navigation dans différents états de réalité, d’imaginaire, de rêve.
Jusqu’à l’arrivée dans un village au bord d’une rivière, où commence un plan proprement extraordinaire, sinon unique dans l’histoire du cinéma. Ce n’est pas seulement que ces quarante minutes en font un des plus longs plans jamais tournés pour un film de fiction, c’est surtout que cette sidérante circulation dans le village, ses maisons, ses rues, une fête improvisée, la rencontre de plusieurs protagonistes, digresse, surprend, compose à lui seul un monde d’une étonnante richesse. La fluidité et la complexité de ce qui est alors mis en place témoignent d’une virtuosité, mais surtout d’une sensibilité qui signent sans aucun doute la révélation d’un cinéaste de première grandeur.
Émotion et ambition
Bi Gan, qui a recruté des membres de sa famille pour interpréter tous les personnages, avait réussi à trouver quelques yuans pour se faire épauler d’une équipe technique professionnelle –l’argent de la famille et du prof de l’université de Taiyuan y est passé. Cette équipe technique n’a pas résisté aux conditions particulièrement compliquées de tournage, souvent dans des conditions matérielles et climatiques pénibles, notamment pour ce plan séquence hors norme, et a déserté le film avant la fin. «J’ai fini avec mes copains», explique en souriant le jeune réalisateur, qui semble trouver que c’est mieux ainsi.

Road-movie, aventure familiale et sentimentale où surgissent le documentaire et le fantastique, Kaili Blues ne cesse de surprendre, par ce qui s’y raconte comme par la manière dont cela est conté. En douceur –une douceur qui n’esquive nullement les duretés de la réalité– il se fraie un chemin unique vers une idée du cinéma ambitieuse et émouvante, jusqu’à la très belle et infiniment ouverte séquence finale, qui a nouveau remet en jeu tout ce qu’un récit peut avoir de programmé.
Pour gagner sa vie après ses études, Bi Gan a travaillé de nuit dans une station service. Souvent, les routiers le réveillaient en criant «Jiāyóu!», qui en chinois signifie «fais-moi le plein» mais aussi «tu peux y arriver», «tu peux gagner». On dirait que c’est bien parti.