Qui ne ressent pas un frisson narcissique à voir son activité Facebook sanctionnée d'une série de «like» complices? C'est visiblement ce qu'éprouve Hun Sen, le chef du gouvernement du Cambodge, qui éprouve un engouement limite obsessionnel pour le plus célèbre réseau social depuis qu'il a ouvert sa page officielle il y a six mois. L'homme fort du pays, au pouvoir depuis plus de trente ans, affiche aujourd'hui près de 4 millions de «like» sur sa page, ce qui le place d'emblée parmi les leaders mondiaux les plus suivis: certes, moins que les dirigeants de pays gigantesques comme l'américain Barack Obama (47 millions de «like») ou l'indien Narendra Modi (32 millions), mais pas si loin de l'indonésien Joko Widodo (6 millions de «like»), dont le pays compte quinze fois plus d'habitants que le Cambodge et, à part le président turc Recep Tayyip Erdogan, plus que n'importe quel autre dirigeant européen ou asiatique.
Un score flatteur pour le leader autoritaire d'un petit pays de 15 millions d'habitants, dont les discours fleuves mêlant anecdotes personnelles, menaces contre l'opposition et annonces de projets mirifiques étaient jusqu'ici omniprésents dans les médias locaux, mais peu présents sur la Toile. Son activité débordante sur le réseau a même amené ses détracteurs à le surnommer le «Premier ministre de Facebook», un reproche balayé par l'intéressé qui se revendique à la tête d'un «e-gouvernement» en phase avec son temps.
«Ferme à clics» pour célébrité?
Mais le hic a été révélé il y a quelques semaines par le Phnom Penh Post, un des quotidiens anglophones du Cambodge, qui démontre par une analyse des données qu'une énorme majorité des «fans» ayant «liké» récemment la page du Premier ministre proviennent d'Inde, des Philippines ou encore du Brésil. Comme il est peu probable que les citoyens de ces pays se soient pris d'une passion soudaine pour la vie et l’œuvre, certes non dénués d’intérêt, de l'homme fort du pays (ancien subalterne khmer rouge parvenu au sommet du pouvoir, asseyant la paix et le développement économique mais accusé de corruption et de multiples atteintes aux droits de l'homme), reste alors l'hypothèse la plus probable: Hun Sen et ses conseils en communication ont recouru, de façon assez grossière, au service d'une «ferme à clics» (de l'anglais click farm), des achats de «like» par paquets, histoire de bénéficier de l'aura des privilégiés drainant dans leur sillage une armada de followers.
Le leader de l'opposition, Sam Rainsy (qui dispose lui-même de 2 millions de «like», apparemment plus ancrés localement), a immédiatement dénoncé un gouvernement qui «loue les services de travailleurs pauvres en Inde et aux Philippines pour fournir un nombre artificiel de "like" à Hun Sen». L'opposant a encore fait circuler un document présenté comme une directive des autorités demandant aux fonctionnaires de cliquer «unlike» sur sa page officielle, pour le discréditer. En riposte, Hun Sen a annoncé qu'il portait plainte en diffamation contre le leader de l'opposition.
La jeunesse, arbitre politique
Derrière ce qui pourrait sembler un affrontement anodin de geeks narcissiques se cache des enjeux politiques d'importance. En 2013, l'opposition, privée de télévision, avait cependant failli remporté les législatives, dopée notamment par une campagne active sur Facebook relayée par la jeunesse, dans un pays dont 70% de la population a moins de trente ans. L'alerte avait été chaude pour Hun Sen et sa formation, le Parti du peuple cambodgien, qui se sont étranglés de voir que leur traditionnel réseautage des campagnes et villes moyennes khmères, où se trouvaient l'essentiel de leur soutien, ne suffisaient dorénavant plus à assurer l'hégémonie politique. D'où la décision du pouvoir de s'investir massivement sur le réseau de Mark Zuckerberg et toucher ainsi un nouveau public.
Mais le Premier ministre cambodgien, âgé de 63 ans, ne se contente pas de travailler son empreinte numérique par tous les moyens disponibles. Il a également déclenché une vaste opération de surveillance et de sanction des propos échangés au sujet de son gouvernement. Un étudiant a ainsi été condamné, le 15 mars, à 18 mois de prison pour avoir appelé à un «changement de régime» dans un post sur sa page Facebook.
La recette d'Hun Sen d'affichage permanent et de répression de basse intensité, conduite par sa stature d'homme à poigne, regard strabique du à un œil de verre témoin d'une blessure de guerre, verbe haut et fort à peine voilé par une tabagie poussée, s'est révélée gagnante ces dernières décennies. Mais les stratagèmes du politicien roué, un des ultimes survivants politiques de la Guerre froide, peuvent-ils encore s'imposer auprès d'une jeunesse plus friande de networking numérique que des vieux réseaux d'oligarques qui l'entourent? C'est la question qui agite sans doute les nuits d'Hun Sen, ce passionné d'échecs qui a déjà claironné ne pas vouloir lâcher le pouvoir «avant d'atteindre 90 ans».