Lundi 14 septembre, je suis entré pour la première fois à SciencesPo.
Les lourdes portes du 27, rue Saint-Guillaume, les premiers amphis pleins à craquer de ces étudiants qui, serrés sur de vieux bancs de bois, sont déjà considérés comme les futures élites dirigeantes des prochaines décennies, qui dans la fonction publique, qui dans les carrières juridiques et financières, qui dans la publicité, le marketing, et la communication. Et pourtant, ce sont ceux-là aujourd'hui que je vois prendre leurs notes sur un MacBook Pro dont une fenêtre est constamment mise en sommeil vers leur profil Facebook, vite rouverte quand l'intervalle de concentration est arrivé à épuisement. Pourtant, ce sont ceux-là aussi que je vois se presser pour remplir les places du fond lorsqu'ils arrivent dans les conférences de méthode - le nom vernaculaire pour les «TD» de fac, où les étudiants se retrouvent en groupes restreints -, comme ce sont ceux-là que je vois rivaliser de politesses pour ne pas choisir leurs exposés de conférence parmi les premiers de la liste, exposés qu'ils commenceront d'ailleurs la veille du jour de remise.
Quelques jours auparavant, j'étais convié comme d'autres à une réunion d'information. La pudeur et la modestie l'ont emporté. Personne ne fut galvanisé, affublé du qualificatif «d'élève brillant» ou de «future élite de la Nation». Les responsables n'ont pas incité à la morgue ostentatoire, à celle qui donne parfois aux étudiants de SciencesPo une arrogance un peu suffisante, et qui contribue assurément à alimenter les fantasmes anti-élites si prisés des Français.
Il est vrai qu'à regarder autour de moi mes camarades, je n'ai pas l'impression de ressentir en eux cette assurance fière de faire partie d'une grande école, d'avoir un avenir tracé et une honorable carrière à venir. Ils continuent de profiter des derniers rayons du soleil d'été pour s'affaler dans le petit jardin intérieur, et préfèrent se masser dans la cafétéria entre deux cours pour discuter en groupe avec leur ordinateur à portée de main plutôt que de s'immerger dans des manuels de droit public ou d'analyse financière.
C'est avec ces interrogations, ces réflexions et ces étonnements que mes premiers jours à SciencesPo ont été rythmés: pourquoi l'école a-t-elle si mauvaise presse? Jalousie? Ressentiment anti-élite? Méconnaissance de l'institution qui laisse la part belle à tous les fantasmes ?
Et qui sont-ils, ces étudiants à SciencesPo? Comment vivent-ils la pression de l'élite? L'école, qui laisse la part belle aux projets concrets, permet-elle vraiment l'épanouissement personnel ou calibre-t-elle les étudiants dans les moules standardisés d'une vaste usine de reproduction des élites?
Ces interrogations sont aussi l'expression d'un doute intérieur. SciencesPo, pour moi, ce fut un temps le phare lointain d'un Paris objet de toutes les idées reçues, qui m'en a d'abord tenu éloigné par dédain. A présent, ma vision de l'institution changera-t-elle?
Je suis entré à SciencesPo en rescapé. Après un cursus très classique dans la recherche à haut niveau, j'ai échappé à une carrière dans l'enseignement qui ne me convenait pas. Et pourtant, les choses ne sont pas si simples: alors que le train quotidien des études s'installe à un rythme de sénateur, je reste en parallèle consultant chez Spintank. Deux univers parallèles et opposés: l'un, jeune et dynamique, du web, l'autre, plus austère et classique, du prestigieux master Affaires Publiques, qui a formé quantité de hauts fonctionnaires et de dirigeants politiques d'aujourd'hui. Deux directions radicalement opposées. Un tiraillement.
Ce sont ces réflexions intérieures sur la formation des élites, ces instants de vie d'une université admirée, ce regard embedded que je confierai à Slate. J'y apporterai également, dans la mesure du possible, du matériau brut, en recueillant l'avis de mes congénères. Avis aux spécialistes et aux boulimiques de l'info: cette chronique n'aura du gonzo journalism que le côté entrisme.
Plus que jamais, la question qui m'habite est: dans quel état vais-je en sortir ?
Julien Rivet
Image de une: Flickr, ajburgess, rue Saint-Guillaume.