Longtemps, les polars de la télé française, se sont résumés à une intrigue. Un meurtre, une victime, une poignée de coupables, et vogue la galère. Les flics - qui n'étaient souvent qu'un - avaient 1h30 montre en main pour régler l'affaire, et ça leur suffisait. La police faisait son boulot, et on ne s'en plaignait pas. Dans les années 60, Maigret et Bourrel (Les cinq dernières minutes) avaient imposé la figure de l'enquêteur patriarcal, roi de la réflexion, figure monolithique, clairvoyante et figée dans le marbre. Un modèle repris dans les années 70 et 80 par Moulin ou Navarro, avant que Julie Lescaut ou Isabelle Florent (Une femme d'honneur) ne féminisent la tendance, sans en changer les grandes lignes: un parti-pris familial, neutre, sans remous, où les commissariats se suivent et se ressemblent.
Pourquoi changer, le public adore! Navarro a longtemps plafonné à 9 millions de fans chaque semaine, Julie Lescaut est devenue un pilier du PAF. Les créateurs et les amateurs de bonne fiction, eux, avalent leurs télécommandes. Frédéric Krivine, créateur de PJ sur France 2, a été un des premiers à tirer la sonnette d'alarme. «Depuis le début des années 80, les séries policières françaises ont bêtement suivies ce que j'appelle le "système Navarro", explique-t-il, une norme de récit sucré, confortable, concoctés par une génération entière d'auteurs qui se sont éperdument foutus de tout réalisme.»
La fiction policière française n'est pas réaliste
En 1997, France 2 lance un concept censé réveiller le paysage du polar français: chaque vendredi, la chaîne publique diffuse trois séries, tirées par une locomotive, P.J. Son but: casser l'image lisse, formatée, politiquement correcte des œuvres de la concurrence. Pour appuyer son propos, Frédéric Krivine passe «des nuits et des nuits» dans de vrais commissariats, et insiste sur «des intrigues qui tournent autour de gens comme vous et moi», à des lieux des monolithes de la vieille école. Groupe Flag, La Crim', Central Nuit prennent la suite, avant que Police District, en 2000, ne vienne secouer plus fort encore les habitudes du genre. Flics alcolos, suicidaires, violents... on croit sortir du bien pensant, mais les audiences ne suivent pas. Julie Lescaut écrase l'audimat.
Olivier Marchal, ancien flic, alors acteur dans Police District, accuse. «Il faut à tout prix rassurer le public. On ne peut pas montrer un flic qui picole, qui se came ou qui va aux putes. Du coup, les scénaristes ont tendance à aller vers l'image véhiculée par la télé, celle de flics super héros, de mecs capables d'arrêter la rotation terrestre d'une seule main!» «La fiction policière française n'est pas réaliste, renchérit Eric de Barahir, scénariste de la série de Canal+ Engrenages, et flic en exercice. On fait du politiquement correct. Même les méchants sont bien trop gentils. Si on veut faire plaisir aux 7 à 77 ans, on fait du Tintin, pas du polar.»
Quand il se risque à mettre en scène des flics ripoux, Hugues Pagan, créateur de Police District, lui aussi ancien gardien la paix, reçoit des lettres d'insulte des syndicats de police. Pourtant, jure-t-il, il suffit d'avoir le courage de ses ambitions. Problème, «en France, nos audaces sont toujours limitées. Nous sommes timorés, mous, sans courage. La preuve, je vous mets au défi de me trouver une seule série française vraiment polémique...»
Passé à l'écriture et à la réalisation, Olivier Marchal lance le 12 octobre sur Canal+ Braquo. Ses héros, flics voyous, alcooliques, brutaux mais humains, s'inscrivent à nouveau en porte-à-faux avec les héros de TF1, cible favorite des critiques des scénaristes. «TF1 est une chaîne grand public, faite pour les parents et les enfants. On ne va pas verser dans le glauque, se défend la directrice artistique de la fiction de la chaîne, Nathalie Laurent. Notre but, c'est de faire du divertissement en collant le plus possible à la réalité. Pour ce faire, nous embauchons des consultants venus de la police.»
«Un consultant, c'est bien, mais il faut savoir s'en servir, ironise en réponse Frédéric Krivine. Dans Navarro, le gars servait surtout à apprendre aux acteurs à bien tenir leurs flingues!» «Les gens qui écrivent Julie Lescaut ne savent probablement pas ce qu'est un commissariat, insiste Eric de Barahir. Ils oublient les gardes à vue, ne font pas fouiller les véhicules, etc. C'est à faire mourir de rire le premier flic venu!»
Fricoter avec les flics
Pour rendre crédible un polar, faut-il justement qu'il soit écrit par un flic? Pagan, de Barahir, Marchal, tous flics ou anciens flics, ont signé les meilleures séries policières de ces dix dernières années, Police District, Engrenages et Braquo. Un hasard? «Pour bien en parler, ce n'est pas plus mal d'avoir fricoté avec les flics, explique Marchal. Ça permet la transcription d'un univers particulier et l'analyse de personnages plus complexes. Quelqu'un qui n'a pas été dans la police ne peut pas imaginer, par exemple, des flics comme ceux de Braquo.» «On ne peut pas se passer d'une recherche, d'une documentation, de passer du temps avec de vrais flics», renchérit Eric de Barahir. Mais, de leur aveu commun, ça ne suffit pas...«Ce n'est pas en disant "j'ai fait trois ans de crim'» qu'on fait une bonne série, s'agace Hugues Pagan. Le réalisme pur et dur n'est pas un gage de qualité!»
Ce qui manque aux polars français, expliquent-ils en cœur, c'est un sens de la dramatisation des personnages et des situations, pour accompagner un réalisme retrouvé. Le moyen, finalement, de s'éloigner pour de bon du monolithisme de Navarro. Certains, sans doute par facilité, choisissent de copier les séries américaines, modèles inégalables du genre. «On fait du post The Shield, du post machin, du post truc, râle Pagan. On fait de la copie anémique alors qu'il ne faudrait que s'inspirer de leurs méthodes.» «Dieu merci, Paris enquêtes criminelles ou L'Hôpital ont fait des bides», s'amuse Frédéric Krivine.
Avec leurs héros complexes et leurs intrigues inhabituelles, Braquo, Engrenages, Un flic (scénarisé par Hugues Pagan, actuellement sur France 2) ou encore le très surprenant Les Oubliés (diffusé l'an passé sur France 3) proposent, en respectant une identité fictionnelle française, une voie encore marginale, mais prometteuse. «On est en train de découvrir l'ambigüité, les choses vont bouger», prédit Hugues Pagan. «Avec l'arrivée des séries américaines en prime time, nous n'avons plus le choix; pour survivre, il faut évoluer, conclut Frédéric Krivine. Le changement est en route, mais il prendra une bonne dizaine d'années.»
Pierre Langlais
Image de Une: Capa Drama/Canal +
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