Depuis des décennies, la démocratie chrétienne allemande avait fait sienne la devise de Franz-Josef Strauss, la figure historique de la politique bavaroise: «Il ne doit pas y avoir de parti démocratique à la droite de la CSU.» (La CSU est le parti frère de la CDU.) Et pendant des décennies, ce principe a fonctionné. Parti de masse, avec plusieurs centaines de milliers d’adhérents, la démocratie chrétienne a couvert tout le côté droit du spectre politique, du centre jusqu’à la droite la plus conservatrice, représentée justement par la CSU. Il y eut bien, du temps où la République fédérale était cantonnée à l’ouest, quelques tentatives pour créer des formations d’extrême droite avec des nostalgiques du Troisième Reich, des expulsés des territoires allemands perdus à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou des groupuscules hostiles aux travailleurs immigrés. Mais jamais ces formations n’ont réussi à s’implanter durablement ni à entrer au Bundestag.
Outre la fonction attrape-tout de la CDU-CSU, la mémoire du nazisme a donc longtemps fonctionné comme un obstacle au développement de l’extrême droite en Allemagne. Même si, après la Réunification, l’apport des électeurs de l’Est, qui n’avaient connu aucune dénazification, subissaient des conditions sociales moins favorables que leurs compatriotes de l’Ouest et nourrissaient une méfiance culturelle vis-à-vis des étrangers, a créé un terrain plus propice à l’extrême droite.
Il n’en reste pas moins que l’Allemagne faisait figure d’exception car elle semblait immunisée contre le virus populiste à un moment où celui-ci touchait la plupart des pays européens. Avec les résultats des élections régionales du dimanche 13 mars, cette exception a disparu.
Vote de protestation
Dans deux Länder de l’ouest, dans le Bade-Wurtemberg, berceau de l’industrie automobile allemande et naguère place-forte de la démocratie chrétienne, l’AfD recueille plus de 15% des voix, soit plus que le Parti social-démocrate. Le grand vainqueur est cependant le parti des Verts, avec, à sa tête, un ministre-président très populaire, Winfried Kretschmann, un catholique converti à l’écologie. En Rhénanie-Palatinat, riche Land agricole, l’AfD obtient aussi plus de 12% des suffrages.
Mais c’est surtout en Saxe-Anhalt, un Land pauvre de l’est, qu’elle réalise son meilleur score, avec 24% des voix, deux fois plus que le SPD, et trois points de plus que la gauche radicale Die Linke, héritière du Parti communiste est-allemand, qui était jusqu’alors le réceptacle du vote protestataire. Arrivée en tête, la CDU passe au-dessous de la barre des 30%. Tout en ayant pas réussi à entrer au Bundestag à l’occasion des dernières législatives de 2013, l’AfD est maintenant représentée dans huit parlements régionaux, soit dans la moitié des Länder. Selon les enquêtes d’opinion, elle obtiendrait plus de 10% des voix si les élections générales avaient lieu dimanche 20 mars. Elle pourrait donc avoir une soixantaine de député au Bundestag, une première dans l’histoire de l’Allemagne d’après-guerre. (Le renouvellement du Parlement fédéral est prévu pour septembre 2017.)
La mémoire du nazisme a longtemps fonctionné comme un obstacle au développement de l’extrême droite
Aux derniers scrutins régionaux, l’AfD a pris des voix à tous les autres partis, surtout à la CDU, à l’exception des Verts mais elle doit aussi son succès à la mobilisation des abstentionnistes. Selon les sondages sortis des urnes, 15% de ses électeurs ont voté pour son programme et 75% ont émis un vote de protestation contre les autres formations politiques.
Implantation durable
La nouveauté, c’est aussi que ce parti de création récente s’est étendu aussi bien à l’ouest qu’à l’est de l’Allemagne. Il s’est constitué quelques mois seulement avant les élections générales de 2013 et a connu déjà une scission mais ces péripéties ne l’ont pas empêché de se faire une place dans le paysage politique allemand. Et la plupart des observateurs pensent que son implantation est durable.
Formée à l’origine par des professeurs, des avocats, des hommes d’affaires hostiles à l’euro, l’AfD s’est débarrassée de son côté vieil establishment sous l’impulsion de sa nouvelle présidente Frauke Petry pour épouser les thèmes classiques des partis populistes d’extrême droite. Proche du mouvement Pegida, pour Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident, elle dénonce pêle-mêle les migrants, l’euro et l’Europe, l’islam, la presse qui ment (Lügenpresse) et les élites qui se refusent à prendre en compte les problèmes des «vraies gens».
Elle attire les électeurs qui sont déboussolés par la politique d’ouverture aux réfugiés menée par Angela Merkel et qui, plus généralement, se sentent menacés dans leur identité par la mondialisation. Ces électeurs ne se reconnaissent pas dans les prises de positions des autres partis, qui partagent globalement les mêmes orientations et qui gouvernent ensemble, soit au niveau fédéral dans la grande coalition, soit au niveau régional, y compris avec Die Linke, qui a formé une alliance avec le SPD pour diriger le Land de Thuringe.
Si la démocratie chrétienne est contournée sur sa droite, le Parti social-démocrate est le grand perdant de la droitisation de la scène politique allemande. Il sauve la face en conservant la direction du Land de Rhénanie-Palatinat. Partout ailleurs, il est en chute libre. Il perd plus la moitié de ses électeurs dans le Land occidental de Bade-Wurtemberg comme à l’est en Saxe-Anhalt, où il dépasse à peine les 10% de suffrages. Au niveau national, il n’est plus crédité que de 23% des intentions de vote, un résultat bien insuffisant pour espérer gouverner et même pour être le maître d’œuvre d’une coalition. Son avenir se résume à cette alternative: être durablement dans l’opposition –mais, contrairement au parti socialiste français, il a une culture de gouvernement–, soit être le junior partner d’une coalition dirigée par la démocratie chrétienne.
Même dans cette position de faiblesse, il a réussi à imposer des mesures «de gauche» à la grande coalition et à Angela Merkel. Le succès de l’extrême droite s’explique peut-être aussi par ce paradoxe.