Chef de file du nouveau cinéma taïwanais apparu au début des années 1980, Hou Hsiao-hsien fait aujourd’hui figure de grand maître. Il est d’ailleurs reconnu comme tel par de nombreux cinéastes, pas seulement dans le monde chinois ou asiatique, comme en témoignait un récent film consacré à la Nouvelle Vague taïwanaise: Fleurs de Taipei de Hsieh Chin-lin (1). Longtemps attendu (sept ans s'est écoulé depuis Le Voyage du ballon rouge), The Assassin privilégie plus que jamais l’expérience émotionnelle que procure la composition des plans, leur durée, les grâces surnaturelles des présences humaines et des mouvements dans des cadres larges, qui prennent en charge à la fois les visages, les corps, les paysages ou les architectures, la lumière et le vent.
Le quinzième long métrage de HHH depuis Les Garçons de Fengkuei (1983) s’ouvre sur deux séquences en noir et blanc. Leur rôle est à la fois dramatique –présenter l’héroïne, aristocrate du IXe siècle formée à l’art de combattre et de tuer– et plastique –souligner la proximité avec la peinture chinoise classique, où l’encre, le pinceau et le blanc du papier font naître un monde à la fois naturaliste et métaphysique. La suite du film sera en couleurs, mais sans s’éloigner de cette référence décisive.
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Il en est une autre, plus secrète: le film recè̀le de très nombreux plans qui donnent à éprouver un sentiment de matérialité́ par accumulation de couches, manière de filmer sans précédent, mais qui n’est pas sans rappeler le travail de la laque par les grands praticiens de cet art traditionnel. La manière, en particulier, de faire usage de voilages ou de la végétation permet de suggérer aux sens une consistance jusque-là inconnue du grand écran.
De l'ordre du sublime
Situé au tournant des VIIIe et IXe siècle, à l’époque de la dynastie Tang, dans un contexte historique marqué par une grande confusion du fait des innombrables rébellions des potentats locaux contre le pouvoir de l’empereur, The Assassin est un film d’arts martiaux. Mais c’est un film d’arts martiaux qui ne ressemble à aucun autre. Et qui, ne ressemblant à aucun autre, dit la vérité du genre tout entier.

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Son ressort principal est le dilemme de la maîtresse guerrière Nie Yinniang, déchirée entre son devoir d’accomplir sa mission meurtrière et la tentation de céder aux sentiments qui la lièrent à son cousin, aujourd’hui gouverneur irrédentiste, et qui lui a été désigné comme cible.
Ce fil principal est enrichi de plusieurs intrigues secondaires, dont on ne saurait prétendre que la lisibilité est la qualité majeure. C’est que l’enjeu n’est pas là. Il est dans le déploiement d’une recherche d’écriture cinématographique qui atteint des sommets rarissimes. Et finalement «raconte» beaucoup de choses fort claires, même si on n’est pas toujours assuré qui est qui dans le déroulement de l’intrigue.
Hou est loin de se contenter de la splendeur visuelle qui baigne tout le film, et dont l’incarnation la plus évidente est la sublimement belle Shu Qi, à nouveau actrice principale après l’avoir été de Millennium Mambo (2001) et de Three Times (2005), mais splendeur qui se manifeste d’innombrables manière, forêts et montagnes, jades et soies, ombres et lumières.
À cette splendeur répond d’ailleurs un travail tout aussi sophistiqué et délicat sur le son et, avec l’aide des habituels acolytes de Hou, le chef opérateur Mark Lee Ping-bing et l’ingénieur du son Tu Duu-chi, le rapport entre image et son. Celui-ci trouvera un ultime et assez sidérant débouché avec l’irruption in fine d’un bagad breton associé à des percutions africaines (Rohan de Pierrick Tanguy par les musiciens de Quimperlé du Men Ha Tan et ceux de Dakar de Doudou N’daye Rose), cadrage-débordement fulgurant, et pourtant cohérent, du système de références très précis dans lequel s’inscrivait jusqu’alors The Assassin.
Une plastique inédite
Ce jeu de déplacement est partout. Le cinéaste alterne les cadres larges et les cadres extrêmement larges (qui modifient la perception des premiers). Il sature ses images de composants hétérogènes, mais qui se combinent de manière suggestive, tissus, végétaux, visages et costumes, éléments de mobiliers, pour littéralement engendrer une nouvelle matière visuelle, qui ne peut exister qu’au cinéma. À l’époque où le septième art est peut-être en train de se transformer avec la multiplication des films en relief, en 3D, Hou invente lui le cinéma en profondeur, en épaisseur.

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Depuis que Hou est Hou (il a tourné des films plus académiques avant d’inventer son propre style), un de ses principaux partis pris de mise en scène consiste à reculer sa caméra, à s’éloigner de l’action pour l’inscrire dans un contexte plus vaste –en quoi il est par excellence le cinéaste de la cosmologie chinoise, où l’homme est une composante mais ni au centre ni au premier plan, conception qui détermine aussi la peinture classique chinoise. La profondeur, au sens habituel de profondeur de champ, n’est donc pas une nouveauté chez lui, non plus que les cadres larges.
Ce qui est ici nouveau, et inédit dans l’histoire du cinéma, c’est une certaine manière de saturer cet espace de matériaux translucides, d’inventer la traduction plastique d’une unité du monde à partir de l’hétérogénéité de ses composants. Cette perception, à la fois physique et abstraite, est en totale cohérence avec ce que prend en charge le récit du film: la difficulté et la nécessité d’habiter un monde où coexistent des forces de natures différentes, et où tout assujettissement à une seule d’entre elles (le pouvoir, la famille, le désir amoureux, l’avidité, l’obéissance aux coutumes, l’affirmation de sa liberté individuelle…) est au mieux un appauvrissement, au pire une impasse mortelle.
Violence et caresses
Avec ses scènes d’amour, ses scènes de combat, ses scènes de magie, ses scènes de piété filiale, ses scènes de danses, ses scènes de violent exercice de l’autorité, ses scènes d’émerveillement devant la nature, The Assassin est un chant polyphonique à la complexité du monde, à l’exigence impérative de réinventer constamment son chemin sans accepter d’appauvrir selon quelque principe directeur que ce soit la vie à vivre.
Dans cet univers riches de matériaux naturels –arbres et rocs, champs, montagnes et rivières– ou artificiels –soie, brocarts et meubles–, Hou multiplie les mouvements de caméras lents comme des caresses, qui accompagnent des circulations qu’on dirait dansées ou décrivent des environnements qui reconfigurent le sens même des actions.

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Il organise des passages harmonieux, ou au contraire en rupture d’intensité lumineuse, de dominante chromatique, de matières, entre intérieur et extérieur et entre jour et nuit.
Surtout, il radicalise à l’extrême le ressort rythmique du cinéma d’arts martiaux, s’inspirant ici davantage des classiques du film de sabre japonais que du cinéma de genre hongkongais.
La mise en scène, récompensée à Cannes l'an passé, orchestre un jeu de contrastes foudroyants entre suspens du geste et passage à l’acte ultra-rapide, expectative et pure explosion de violence réglée par un savoir supérieur, qui est à la fois celui du combat et celui de la réalisation. Outre ces vertus «musicales», la composition rythmique de The Assassin se révèle décryptage en acte du principe même du cinéma d’arts martiaux, au-delà de la surenchère d’effets et de trucages qui en masque souvent la singularité, et les sources.
Ainsi, les aventures guerrières, les idylles, les complots et les manœuvres se doublent d’une véritable enquête sur le genre lui-même, enquête menée avec les moyens de la mise en scène, recherche du chiffre secret d’un cinéma tout entier tendu vers l’utopique horizon commun du spectacle et de la beauté, de la tradition et de la modernité.
1 — Jusqu’au 31 mars, une rétrospective de l’ensemble de l’œuvre de Hou Hsiao-hsien est présentée à la Cinémathèque française
De: Hou Hsiao-hsien. Avec: Shu Qi, Chang Chen, Satoshi Tsumabuki, Zhou Yun.
Durée: 1h45. Sortie le 9 mars