Ça chauffe dans le petit monde des islamologues, et plus particulièrement entre quatre de ses représentants les plus connus (François Burgat, Jean-Pierre Filiu, Gilles Kepel et Olivier Roy), raconte la chercheuse Leyla Dakhli dans le troisième numéro de la Revue du crieur.
Au cœur de la polémique actuelle, un article d’Olivier Roy, publié le 24 novembre 2015 dans Le Monde. «Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste», y déclare ce théoricien du post-islamisme selon lequel le ralliement des jeunes Français à Daech ne relève pas «de la radicalisation de l’islam mais de l’islamisation de la radicalité». Olivier Roy juge l’explication culturaliste et l’explication tiers-mondiste peu pertinentes pour comprendre le djihadisme. Une manière de gifle académique adressée respectivement à Gilles Kepel et à François Burgat.
Réponse sur Rue 89, une semaine plus tard, de François Burgat, qui accuse Roy de vouloir «dépolitiser l’autre» alors qu’il conviendrait de voir dans les phénomènes islamistes un continuum influencé par les soubresauts de l’actualité internationale et de la géopolitique régionale. Selon Burgat, la thèse de Roy «disculpe nos politiques étrangères [et] a donc tout pour séduire tant elle est agréable à entendre»; de plus, elle lui permettrait «de demeurer cohérent avec la ligne de ses fragiles prédictions passées» à propos de l’inexorable déclin de l’islam politique.
Gilles Kepel critique aussi l’approche et les supposées erreurs de l’auteur de L’échec de l’islam politique, dont il aurait pourtant partagé quelques conclusions lors de l’écriture de son Djihad. Le 28 février, dans l'émission «Répliques», il ironise sur le succès et l’engouement des journalistes pour la formule choc («islamisation de la radicalité») d’Olivier Roy. Et il tacle dans son dernier livre le dernier de la bande des quatre: «l’ex-diplomate et “historien engagé” Jean-Pierre Filiu, auteur prolifique d’essais en tout genre et de bandes dessinées».
En vérité, comme le montre Leyla Dakhli dans la Revue du crieur, cette nouvelle polémique s’inscrit dans une série de controverses qui s’enchaînent et se recomposent depuis des décennies entre ces quatre hommes dont certains se connaissent depuis plus de trente ans. L’historienne du monde arabe contemporain relève trois lignes de fractures majeures: d’abord, l’Algérie et la Palestine, lieux de conflictualité historique incontournables pour comprendre le présent selon Burgat, pas pour Roy; ensuite, l’islam politique, clé de compréhension centrale des réalités arabes pour Burgat, pas pour Roy, qui considère que les islamistes sont marginalisés par la nouvelle donne politique; enfin, l’islamophobie: pour Kepel, la reconnaître «serait faire le jeu des djihadistes car ces derniers s’appuieraient selon lui sur une posture victimaire», alors que Roy, niant «l’existence même d’une communauté musulmane en France», pointe cependant «le développement de plus en plus fort de l’islamophobie».
Quelle que soit l’intensité de leurs combats, conclut Leyla Dakhli dans ce passionnant panorama, «la présence de ces quatre chercheurs […] dans notre paysage médiatique, intellectuel et universitaire est, qu’on le veuille ou non, le signe de notre attachement et de notre lien avec ces mondes arabes et musulmans».