«Voilà près de cinquante ans que les femmes françaises peuvent décider si et quand elles veulent des enfants.» Une assertion qui ne trouvera pas beaucoup de contradicteurs. En effet, depuis 1967 la loi Neuwirth autorise l’usage des contraceptifs et la loi Veil permet l’avortement depuis 1975.
Si l’avènement de ces droits est sans conteste une avancée essentielle de ces dernières décennies, l’idée selon laquelle les femmes étaient antérieurement soumises à la seule loi de la nature n’en est pas moins fausse. Ce serait oublier que l’extrême majorité des civilisations connues ont depuis toujours tenté de contrôler leur fertilité et y sont parvenues avec une efficacité non nulle.
Connaissance empirique des cycles menstruels
En 1988, la psychologue Lise Bartoli a entrepris d’étudier les croyances et rites du monde entier concernant la fécondité. Dans son livre Venir au monde, elle montre que le rôle de la semence masculine ainsi que la période du cycle féminin dans la conception d’un enfant est très largement reconnue. Il n’y a donc pas eu besoin d’attendre la découverte scientifique des spermatozoïdes et du fonctionnement ovarien pour que les humains comprennent que les enfants n’étaient pas apportés par les cigognes!
Si ces savoirs ancestraux n’étaient pas toujours en accord avec les données de la biologie, ils montrent néanmoins un désir d’élaborer une méthode de contrôle, visant à optimiser la conception mais aussi propre à l’éviter. C’est ainsi qu’on apprend que, dans les Îles australes comme dans les Andes péruviennes, une coutume voulait que les menstruations soient vues comme une période idéale de fécondité, tandis que chez les Maoris de Nouvelle-Zélande, au Yucatan ou chez les Dogons du Mali, la tradition désignait plutôt les quelques jours suivant les règles.
Côté occidental, on retrouve évidemment le même genre de préoccupations. Dans son traité des maladies de femmes, Soranos d’Éphèse écrit au Ier siècle après J.-C.:
«De même que toute saison n’est pas propre pour faire pousser les semailles, de même aussi tout mouvement n’est pas favorable à la semence projetée dans l’utérus par les rapprochements sexuels. [...] Le meilleur [moment] pour la conception est celui de la cessation de l’écoulement menstruel, les femmes sont alors portées vers l’acte vénérien et le désirent.»
De même que toute saison n’est pas propre pour faire pousser les semailles, de même aussi tout mouvement n’est pas favorable à la semence projetée dans l’utérus par les rapprochements sexuels
Soranos d’Éphèse, au Ier siècle après J.-C.
Avant les règles, Soranos estime que l’utérus est trop «alourdi» et «dans un état de souffrance à cause de l’impulsion de la matière». Pendant celles-ci, il fait l’hypothèse que «la semence est alors diluée par le sang et rejetée avec lui». Reste donc la période suivant les menstruations, ce qui, en dépit, d’un raisonnement bien peu conforme à ceux que nous connaissons, présente une efficacité certaine. Le même type de conseils se retrouve au XVIe siècle dans les Trois livres appartenans aux infirmitez et maladies des femmes du médecin Jean Liebaut. Selon lui, une femme concevra un enfant «si quatre ou cinq jours auparavant la femme a eu ses purgations naturelles. Si la femme avec grande délectation et plaisir merveilleux a jeté sa semence avec celle du mari. Si la semence reçue n’est sortie tôt ni tard».
Il fallu attendre 1924 et les découvertes du médecin japonais Kyusaku Ogino pour que la physiologie du cycle menstruel soit mieux comprise et qu’on envisage d’appliquer ce nouveau savoir à la planification familiale. C’est le début de la méthode Ogino, rendue surtout célèbre pour ses échecs étant donné son efficacité, notable mais bien trop faible au regard des autres méthodes disponibles à la même époque.
Méthodes artisanales de contraception
L’histoire se lit partout sur le net: des cailloux insérés dans l’utérus des chamelles auraient servis aux Bédouins de dispositifs intra-utérin (DIU) rudimentaires à visée contraceptive depuis l’Antiquité. Si l’anecdote est fameuse elle semble également tenir de la rumeur, aussi tenace qu’invraisemblable, et que l’expérimentation n’a jamais vraiment permis de confirmer. Mais qu’à cela ne tienne! Car il est vrai qu’en matière de contraception l’esprit humain a souvent fait preuve d’une étonnante créativité.
La majorité des méthodes de contraception dites «barrières» que nous connaissons aujourd’hui ne datent pas vraiment d’hier: les premiers préservatifs pourraient remonter à l’Antiquité, de même qu’on a trouvé trace de nombreux objets et substances plus ou moins visqueux ou spongieux introduits dans le vagin afin d’obturer le col de l’utérus et d’empêcher le passage des spermatozoïdes. Une pratique qu’on retrouve également dans la version originale du serment d’Hippocrate.
Outre les méthodes «mécaniques», le recours à des substances réputées abortives ou contraceptives, ingérées ou appliquées localement, a été souvent mentionné. En 1999, l’Institut américain Guttmacher, spécialisé dans les statistiques sur le contrôle des naissances et de l’avortement, a listé les principales substances utilisées à travers le globe pour les avortements artisanaux. On y retrouve beaucoup de substances modernes, médicaments détournés de leur indication première (contraceptifs oraux, antipaludéens, antibiotiques, médicaments utilisés pour prévenir les hémorragies de l’accouchement), ou autres produits manufacturés plus ou moins toxiques (gasoil, détergent, alcool, huile de ricin, glucose). Sont également mentionnées de nombreuses substances naturelles dont on peut soupçonner une utilisation antérieure à l’époque contemporaine telles que le persil, l’avocat, la coriandre, le manioc, la datura, le citron vert, la marjolaine, la marijuana ou encore la passiflore.
Si la toxicité de certains de ces produits est évidente même pour le profane, il est plus difficile de se faire une idée de l’efficacité des autres. On est souvent partagé entre le désir de croire que les «Anciens» possédaient des vérités que nous aurions oubliées et celui de mépriser ces savoirs populaires, du haut de nos certitudes scientifiques modernes.
Un chercheur américain, John M. Riddle, spécialiste de l’histoire de la contraception peu connu du grand public français, s’est particulièrement intéressé à l’efficacité contraceptive et abortive de nombreuses substances de la pharmacopée traditionnelle de l’Antiquité et du Moyen Âge. Pour lui, si le recours à l’avortement depuis la nuit des temps ne fait guère débat, l’utilisation de contraceptifs et abortifs, c’est-à-dire de substances propres à empêcher une grossesse ou d’y mettre un terme avant qu’elle ait pu se développer, est un fait minoré voire ignoré. C’est à ce préjugé contemporain qu’il entend tordre le cou en évoquant l’efficacité sur les humains, confirmée dans les années 1960, des plantes du genre Ferula, citées depuis l’Antiquité ainsi que durant le Moyen Âge. Leur action serait due au férujol, une molécule qui, isolée, a une action contraceptive sur les rats. De même, le génévrier aurait été mentionné par des auteurs antiques tels que Pline l’Ancien pour ses vertus abortives: les baies étaient alors frottées sur le pénis ou placées dans le vagin avant le coït. Dans les années 1980, des tests ont confirmé que l’administration orale d’extrait de génévrier abaissait de 60% la fertilité des rats. Sans oublier la carotte sauvage, à l’utilisation également ancestrale, dont les graines pourraient avoir une efficacité abortive notable.
«Libérer» l’avortement avant de le légaliser
Si le recours à l’avortement depuis la nuit des temps ne fait guère débat, l’utilisation de contraceptifs et abortifs est un fait minoré voire ignoré
Examinons à présent la période contemporaine. Lorsqu’on évoque l’avant-loi Veil, on pense immédiatement à la tragédie des femmes mortes des suites d’un avortement artisanal: aiguilles à tricoter, cintres, bidons d’eau de javel, hémorragie, infections et autres joyeusetés à faire froid dans le dos. Le discours de Simone Veil à l’Assemblée nationale est d’ailleurs empreint de ce climat mortifère, elle plaide: «Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur les 300.000 avortements qui chaque année mutilent les femmes de ce pays.» Les femmes étaient effectivement meurtries: psychologiquement, de devoir se mettre hors la loi pour pouvoir disposer de leur propre corps; physiquement, par les interventions douloureuses qui tournaient parfois mal. Il reste pourtant difficile d’estimer la mortalité et morbidité de ces avortements clandestins: les données officielles de l’Insee ne recensent qu’une cinquantaine de décès par an entre 1950 et 1970, un chiffre sans aucun doute sous-estimé mais dans une proportion difficilement évaluable et qui reste bien inférieur à l’idée contemporaine qu’on s’en fait.
Au début des années 1970, la mortalité des avortements baisse drastiquement pour deux raisons essentielles: d’abord, parce qu’après la relaxe au procès de Bobigny d’une jeune fille qui avait avorté à la suite d’un viol, cette dépénalisation «de fait» a incité les médecins à prendre en charge des avortements; mais aussi parce que la méthode de Karman, nouvelle technique d’avortement, a commencé à être connue en France. Cette méthode était si simple et si sécuritaire que le Mouvement de libération de l’avortement et de la contraception (MLAC, ultérieurement rebaptisé de façon plus consensuelle «Mouvement pour la liberté de l’avortement de la contraception») entreprend d’y former ses militants, médecins mais aussi non-médecins. C’est ainsi que l’histoire officielle de l’avortement néglige souvent l’importance de cette information dans l’avènement de sa légalisation, à savoir une probable crainte par les pouvoirs publics d’une mise en place d’un contrôle citoyen de l’avortement en lieu et place d’un contrôle médical. Cette pratique non médicale de l’avortement perdurera d’ailleurs après sa légalisation, et donnera lieu à des procès pour exercice illégal de la médecine durant lesquels le monopole médical de l’IVG sera confirmé au titre que «la grossesse est une affection».
En 2016, les femmes peuvent donc décider si et quand elles veulent des enfants… mais toujours sous contrôle médical. C’est ainsi que les femmes qui souhaitent une contraception ou une IVG doivent souvent rendre compte à leur médecin de leur activité sexuelle, de leur situation conjugale, ou encore justifier de leur désir ou non-désir d’enfant, autant d’informations qui dépassent parfois de loin le cadre de l’intervention médicale pour entrer dans celui du contrôle moral.
Les revendications en faveur d’une autonomisation des femmes vis-à-vis de leur fertilité restent encore rares même si le monopole des médecins s’assouplit peu à peu: depuis 1999, la «pilule du lendemain» est délivrable en pharmacie sans ordonnance, certains pharmaciens français revendiquent par ailleurs le droit de prescrire toute contraception orale au même titre que les pharmaciens canadiens; quant aux sages-femmes, elles sont depuis septembre 2015 autorisées à réaliser des IVG médicamenteuses en plus de leur droit à prescrire des contraceptions et poser des DIU. Pourtant, aux États-Unis, il est déjà question de former les femmes au retrait des DIU, ou de leur permettre d’être autonomes dans l’injection des contraceptifs à longue durée d’action...
Le droit des femmes à l’autogestion contraceptive et gynécologique sera-t-elle alors la prochaine lutte féministe?