«Qui peut croire que favoriser les licenciements va permettre de lutter contre le chômage?» demande Pierre Jacquemain, le conseiller de la ministre du Travail, Myriam El Khomri, dans une déclaration où il annonce sa démission. Le conseiller en fait le cœur de son fier refus: favoriser les licenciements n’aidera pas à réduire le chômage, au contraire. N’est-ce pas? Le bon sens nous le dit. Cette loi n’est qu’une soumission «aux demandes patronales».
L’interrogation du conseiller met en lumière deux erreurs: d’une part, une conception idéologique des relations du travail et, d’autre part, une ignorance coupable des travaux des économistes sur ces questions. Les deux vont ensemble: c’est l’absence de connaissances du monde réel qui pousse à se réfugier dans la vieille lutte des classes, intellectuellement confortable à défaut d’être encore pertinente.
Cette vision idéologique est aussi nourrie par une autre vieillerie: une conception simpliste de la pensée économique. L’économie est constituée, au niveau fondamental, de théories issues des écoles de pensée: libérale, marxiste, keynésienne. Il s’agit de visions de la réalité, plus ou moins datées, empaquetées dans des convictions. Puis, concernant l’analyse des pays ou des secteurs, par exemple, le marché du travail, deuxième niveau, sont venues depuis trente ans des études de comparaisons internationales. Pourquoi les taux de chômage sont-ils si disparates dans une zone assez homogène comme l’Europe? L’OCDE ou le FMI se sont livrés à beaucoup de recherches sur ces questions. Malheureusement, les conclusions sont décevantes tant les différences entre les pays sont grandes. Il est difficile de savoir dans le taux de chômage français ce qui relève des lois françaises de ce qui est surdéterminé par les institutions, la culture, l’histoire. Cette difficulté est aussitôt utilisée par les simplificateurs dont nous parlons: chaque pays est différent, la France est la France, pas la peine de regarder de qui marche ailleurs. Les minojobs en Allemagne sont ainsi accusés d’accroître la pauvreté et ils sont mis en avant pour repousser tout enseignement comparatif des réformes germaniques.
Redynamiser la productivité
Réduire les protections contre les licenciements ne va pas créer des emplois. Mais la loi travail devrait avoir un impact pour ouvrir le marché du travail
Mais, depuis une quinzaine d’années, l’économie s’est transformée grâce aux ordinateurs et aux innombrables données qu’ils peuvent traiter. L’économie s’est approchée des méthodes statistiques de la pharmacie. Pour revenir au travail, l’économiste David Autor a étudié les États américains où avait été mise progressivement en place une juridiction contre les licenciements abusifs à la fin des années 1970. Il a pu mesurer les différences entre les États avec la législation et les autres ainsi que l’évolution «clinique» de l’emploi et des salaires. Résultat: la protection a réduit le niveau d’emploi dans les États l’ayant mise en place et l’impact a été le plus fort pour les femmes et les peu qualifiés.
De nombreuses autres études ont été menées par la suite. La conclusion est partout la même: «la législation contraignante est défavorable à l’emploi en particulier pour les personnes dont l’insertion dans le marché du travail est la plus difficile, les jeunes, les femmes et les plus âgés», résume Pierre Cahuc. En France, la protection de l’emploi «accentue la segmentation entre les salariés protégés et les salariés contraints d’accepter des contrats à durée limitée et les chômeurs».
En clair, réduire les protections contre les licenciements ne va pas créer des emplois. Le Medef ne devrait pas se livrer à des promesses sur ce sujet comme le «million d’emplois» de Pierre Gattaz. François Hollande ne peut pas espérer une inversion de la courbe du chômage. Mais la loi travail devrait avoir un impact pour ouvrir le marché du travail, pour que les jeunes puissent plus facilement entrer et, au total, pour améliorer le taux d’emploi, le nombre de gens au travail. La loi vient corriger la segmentation du marché du travail, le mal le plus fondamental. Accessoirement, autre résultat des travaux des économistes: cette loi devrait redynamiser un peu la productivité, c’est-à-dire la croissance.
Tabous immobilistes
Pierre Jacquemain dénonce «l’invasion, à tous les étages, de la technostructure» et il se demande si «la technocratie aura raison de la politique». Met-il les économistes au rang de ces «technos»? Jean Tirole, Olivier Blanchard, Pierre Cahuc et d’autres économistes ont publié un texte de soutien à la loi. La France souffre de cette vision prétendument «politique» qui, plutôt que d’accepter des réalités dérangeantes ou complexes, plutôt que d’imaginer des solutions pragmatiques, préfère se couper des connaissances qu’apportent les scientifiques «technos» pour ne pas remettre en question une vieille idéologie confortable.
La loi travail est déséquilibrée, il faut l’accompagner d’une avancée majeure vers le compte personnel d’activité. Mais c’est une loi qui rompt avec les tabous immobilistes de ceux qui s’accrochent à un système social devenu fondamentalement injuste. Et, si des dérives apparaissent, des corrections seront installées.
Le droit du travail avait été écrit pour toujours, par empilement de textes considérés comme autant de conquêtes. Il devra demain bouger à la vitesse de l’économie, il ne peut être conçu que comme mouvant, au fur et à mesure que les «technos économistes» lui trouvent, par des évaluations, des défauts et des qualités. Un monde d’humbles vérités prouvées pour remplacer les dogmes d’hier et les postures faciles qui vont avec.
Cet article a été initialement publié dans Les Échos.