Istanbul (Turquie)
L’église Agios Efstathios, dans le village de Güzelöz, ne figure pas sur les parcours des tour-opérateurs. Aucun panneau indicateur ne signale son existence. Situé au cœur de la Cappadoce, cette miraculeuse région couverte de cités troglodytes et de cheminées de fées dans le centre de la Turquie, le petit édifice date pourtant de l’époque byzantine. Creusé pour partie dans le roc, il a conservé son dôme, quelques fresques en mauvais état. Mais, aujourd’hui, sa principale fonction est de servir d’étable et de dépotoir aux paysans du cru.
Comme lui, des milliers d’anciens lieux de culte ou d’enseignement chrétiens et juifs en Turquie sont aujourd’hui voués à des activités profanes, le plus souvent habitat ou lieu de stockage. Le 25 février encore, une église de Bursa (nord-ouest) a été proposée à la vente sur un site internet d’annonces immobilières pour 1,5 million de dollars, avec la notice: «Convient pour un restaurant, un hôtel, un café ou tout autre usage.» De nombreux bâtiments sont aussi laissés à l’abandon et à la merci des pillages, promis à un effacement définitif.
Agios Efstathios est l’un des 181 sites historiques du département de Kayseri visités par une équipe de chercheurs de la Fondation Hrant Dink, basée à Istanbul, dans le cadre d’un projet titanesque d’enregistrement et d’étude de l’ensemble de l’héritage culturel immobilier arménien, grec, syriaque et juif de Turquie. Une façon de préserver de l’oubli, et si possible de la destruction, les dernières traces de cultures autrefois florissantes en Anatolie, par-delà la quasi-disparition de leurs populations, de génocide en échanges de populations et en émigrations plus ou moins forcées.
De l’abandon à la destruction
Deux ans de recherches en archives ont été nécessaires pour venir à bout de la première phase des travaux: la constitution d’un inventaire de tous les sites historiques mentionnés par des sources écrites –archives ottomanes, registres des patriarcats et paroisses, Centre de recherches sur l’Asie mineure à Athènes… Ce patient effort de compilation a débouché sur la constitution d’une carte interactive de la Turquie, disponible depuis janvier sur internet. Soit 4.600 lieux de mémoire arméniens, 4.100 grecs, 650 syriaques et 300 juifs localisés et accompagnés, quand les sources le permettent, d’une brève légende explicative et/ou d’une photo. Des données que les visiteurs du site ont la possibilité de compléter. L’internaute peut lancer et croiser des recherches par département, par groupe ethnique ou confession, par type de bâtiment –l’inventaire recense 5.300 églises, 2.600 écoles, 650 monastères, 570 chapelles, 180 synagogues, 50 orphelinats et 25 hôpitaux.
Restait à confronter ces données scripturales avec la réalité du terrain. Les résultats d’une première campagne d’investigation ont été rendus publics fin février. Ils concernent le département de Kayseri, choisi en raison de la diversité de son patrimoine culturel –Grecs et Arméniens composaient, à part à peu près égales, un tiers de la population locale à la fin du XIXe siècle– et de la bonne volonté des relais locaux. Un premier constat s’impose: sur quelque 350 sites répertoriés, près de la moitié ont disparu non seulement du paysage mais aussi des mémoires. «Mis à part les possibles erreurs de comptabilisation, les doublons lors de l’inventaire –une trentaine au maximum–, cet écart [entre données théoriques et situation réelle] provient principalement du fait qu’on va dans un village où on sait qu’il y avait une église ou une école, et qu’on ne parvient pas à la trouver, explique Vahakn Kesisyan, un des chercheurs. Quand les gens se souviennent du lieu, que sa mémoire a survécu à défaut de son existence matérielle, on l’enregistre en tant que tel. Mais quand les gens nous disent que ce lieu n’existe pas, on ne peut pas l’enregistrer, on ne peut pas confirmer son existence.»
Sur quelque 350 sites répertoriés, près de la moitié ont disparu non seulement du paysage mais aussi des mémoires
Sur les 181 sites dont l’existence a été établie par l’équipe de la Fondation Hrant Dink, un bon tiers ont soit physiquement disparu ou ne subsistent qu’à l’état de pierres éparses au milieu des champs. À l’exception de quelques édifices transformés en mosquées, en musées ou en écoles, et d’une église arménienne encore en activité dans le centre de Kayseri, le rapport des chercheurs constate que la plupart des sites sont «au bord de la ruine»:
«Les bâtiments quittés par les communautés déplacées ne sont pas seulement laissés à l’abandon, mais aussi, en particulier dans les zones de peuplement arménien dense, soumis à une destruction systématique, souligne-t-il. Il est devenu évident que la plupart des bâtiments qui sont encore en relativement bon état, avec leurs murs et leur toit en place, sont grecs.»
Interrogée sur les implications de ce constat, Zeynep Oğuz, l’auteur de ces lignes, refuse de se prononcer sur une volonté étatique délibérée d’effacer les traces de la culture arménienne après l’éradication des populations, lors du génocide de 1915. Elle mentionne cependant les témoignages d’habitants des villages et quartiers visités lors de la recherche:
«On nous a dit que dans les années 1950, les toits et/ou les dômes de nombreuses églises ont été détruits intentionnellement. Quand le toit d’une structure est détruit, elle devient vulnérable aux risques anthropogéniques et naturels. On nous a aussi relaté la façon dont des églises arméniennes ont été utilisées à des fins militaires à la fin des années 1910 et au début des années 1920, un période durant laquelle les murs porteurs ont parfois subi des destructions à l’explosif.»
Chasseurs de trésors
Architecte stambouliote d’origine arménienne, Zakarya Mildanoğlu a participé à la restauration de plusieurs édifices arméniens, dont la photogénique église Sainte-Croix d’Akhtamar, sur le lac de Van (est). Pour lui, l’histoire du patrimoine culturel arménien d’Anatolie est celle d’une existence déniée et progressivement effacée. Commencée dans les années 1850 avec les premières spoliations de biens arméniens, confiés à des migrants musulmans chassés des Balkans et du Caucase, cette histoire se poursuit avec l’application, après le génocide, d’une loi sur les biens en déshérence empêchant les survivants et les institutions ecclésiastiques de recouvrer leurs propriétés.
Jusqu’à l’époque contemporaine, «il n’y a jamais eu aucune volonté de protéger ces édifices. Pour construire une école, un bureau de poste, la succursale d’une banque agricole, on va prendre les pierres de la petite église voisine. C’est l’État qui le fait, de manière officielle, commente l’architecte. Depuis plus d’un siècle, on constate malheureusement l’existence d’une attitude de déni d’hostilité à l’égard du passé arménien, grec, juif de cette terre. Les apports de ces cultures sont toujours restés dans l’ombre. C’est pourquoi ce travail [de la Fondation Dink] est très important: il s’agit d’un remède, d’un médicament –se confronter à l’histoire, au travers de ces milliers d’églises, et à la question: où sont les millions d’Arméniens, de Grecs qu’elles accueillaient?»
Les chercheurs de la Fondation se veulent plus optimistes. Sur le terrain, ils ont en général été accueillis avec bienveillance par les habitants des villages visités et n’ont pas rencontré de difficultés avec les autorités locales. Leur recherche a par ailleurs suscité l’intérêt des institutions –l’Institut de protection de l’héritage culturel, le ministère de la Culture et du Tourisme. «Les gens veulent faire des choses. C’est peut-être surtout pour attirer le tourisme, favoriser le développement économique. Mais il y a un changement, c’est sûr, les gens parlent plus et plus librement de ces choses», commente Vahakn Kesisyan.
Les dégradations n’ont pas pour autant pris fin. Mais elles ont pris une forme nouvelle, celle des chasseurs de trésors. Des groupes d’hommes, souvent jeunes et sans emploi, qui voient dans les rumeurs sur des trésors byzantins enfouis ou l’or abandonné par les Arméniens l’espoir, rarement exaucé, d’une vie meilleure, ainsi qu’une occupation distrayante. Encouragée par une faune de revendeurs de détecteurs d’or et de fausses cartes au trésor, toléré par les autorités, ce passe-temps, très prisé dans l’est de la Turquie, est particulièrement néfaste pour les vestiges chrétiens.
Pour construire une école, un bureau de poste, la succursale d’une banque agricole, on va prendre les pierres de la petite église voisine. C’est l’État qui le fait, de manière officielle
Zakarya Mildanoğlu, architecte stambouliote d’origine arménienne
«C’est une activité très destructrice. Les gens sont obsédés par les symboles: dès qu’une pierre est travaillée, qu’on lui a donné une forme qui pourrait ressembler à un symbole, elle est immédiatement associée à un trésor. L’idée étant que, si quelqu’un a enterré un trésor, il a dû laisser une marque [pour reconnaître l’endroit]. Bien sûr, les églises, les monastères, les cimetières regorgent de marques et de symboles. Ce sont ces bâtiments qui sont les premiers visés» par ces équipes armées de pelles et de pioches, affirme Alice von Bieberstein, une anthropologue sociale allemande, qui vient d’achever une recherche sur les chasseurs de trésors dans la région de Mus (est de la Turquie).
Un autre danger menace aussi, depuis l’été 2015, les vestiges du passé chrétien et juif de la Turquie: la reprise des affrontements entre les forces de sécurité et les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans l’est et le sud-est du pays. Ces combats, relancés après plus de deux ans de trêve et de négociations de paix, ont pris une nouvelle forme, celle d’une guérilla urbaine particulièrement violente, et des informations circulent sur internet, évoquant des églises endommagées, notamment à Sur, le quartier historique de Diyarbakır.
Interrogé par téléphone, un des responsables de l’église Surp Giragos, dans ce quartier soumis à un couvre-feu intégral depuis plusieurs semaines, n’était pas en mesure de confirmer ces affirmations. «Nous n’avons pas pu approcher de l’église depuis trois mois. Le préfet nous a dit qu’il n’y avait pas trop de dégâts chez nous mais que d’autres églises auraient été touchées», a indiqué cette source, parlant sous le couvert de l’anonymat. Autre conséquence des violences: les chercheurs de la Fondation Dink ont dû ajourner leurs projets d’enquête dans la zone des combats.