«Je t’ai acheté, t’es à moi maintenant.» Début janvier, cette phrase a peut-être résonné sur votre lieu de travail ou au sein de votre groupe d’amis. Comment? Acheter un ami, un collègue? Dans quel monde est-il possible de s’adonner à une pratique aussi dégradante? La réponse est simple: Stolen. Cette application donnait la possibilité à n’importe quel utilisateur Twitter (qui avait obtenu un code ’invitation) d’acheter et d’être acheté par un autre grâce à une monnaie virtuelle. Plus une personne passait de main en main, plus sa valeur augmentait et plus son propriétaire gagnait de l’argent à la vente. Le système de l’offre et de la demande dans toute sa splendeur. «C’est une sorte de mélange entre la bourse, un poke sur Facebook et l’échange de cartes Pokemon, où l’on s’amuse beaucoup et où l’on sort des pièces en or», écrivait le site Fortune à l’époque.
Ont suivi des duels dignes de Wall Street, où les utilisateurs s’évaluaient non plus en nombre d’abonnés mais bien en valeur marchande. Évidemment, ce genre de valorisation de l’identité, même virtuelle, a créé la polémique, notamment parce que n’importe qui pouvait acheter n’importe quel compte, y compris ceux de personnes qui n’étaient pas inscrites sur le réseau social. Des personnes sur Twitter étaient donc achetées sans leur accord. Et comment ne pas se sentir un peu mal à l’aise quand un proche vous suppliait de le racheter pour ne plus appartenir à un indésirable? Si Stolen avait l’avantage de faire réfléchir à notre rapport à l’identité numérique, il n’en était pas moins normal que, au bout de quelques jours à peine, les créateurs ferment l’application.
The app is no longer available in the App Store. We’ve heard everyone’s concerns and have decided the best thing to do is to shut down.
— Follow @FAMOUSdotAF (@getstolen) 14 Janvier 2016
«L’application n’est plus disponible sur l’App Store. Nous avons entendu les inquiétudes de tout le monde et avons décidé que la meilleure chose à faire était de la suspendre.»
Les gens ne se battent plus pour nous acheter mais simplement pour devenir nos plus grands admirateurs, délaissant la monnaie (et son symbole semblable au dollar) pour le cœur (et l’amour dégoulinant qui va avec)
Malgré la polémique, le fondateur de Stolen, Siqi Chen, a continué à travailler sur ce principe de monétisation des comptes Twitter pour nous proposer aujourd’hui Famous, version garantie 100% sans polémique. Pour résumer rapidement la situation, permettez-nous d’utiliser deux gifs:
Avant, sur Stolen
Maintenant, sur Famous
Vis ma vie de chanteur de boys band
Le principe et le design de Famous restent identiques à Stolen, il s’agit toujours, au fond, de s’approprier quelqu’un. Sauf que, cette fois, les créateurs ont abandonné le principe d’achat et préféré la notion de fan. Les gens ne se battent plus pour nous acheter mais simplement pour devenir nos plus grands admirateurs, délaissant la monnaie (et son symbole semblable au dollar) pour le cœur (et l’amour dégoulinant qui va avec). Les rapports dominants-dominés ont laissé place à des valeurs inoffensives. Et l’utilisateur, qui n’est plus une marchandise, peut tranquillement roucouler en observant ses contacts se battre et lui donner un aperçu de la vie de chanteur de boys band.
À gauche, les notifications indiquant les batailles livrées par d’autres utilisateurs pour être vos plus grands fans et, à droite, un classement de votre «plus grand fan» suivant le temps (en secondes) pendant lequel il a eu ce statut.
Mais le plus important est ailleurs: il est désormais impossible d’être fan de personnes qui ne sont pas présentes sur l’application. Il faut les inviter si l’on veut leur montrer notre affection.
Il est désormais impossible d’être fan de personnes qui ne sont pas présentes sur l’application
Siqi Chen et son équipe ont décidé d’éliminer toutes les aspérités de leur produit pour livrer quelque chose de beaucoup plus lisse (et donc moins intéressant concernant nos usages numériques mais éloigné de toutes les polémiques). Ou presque, puisque quelques heures à peine avoir tweeté qu’il était le «plus grand fan de Donald Trump», l’ex-membre d’un groupe de youtubeurs Sam Pottorff a effacé son message face aux critiques: pas facile d’assumer ce genre de passion; détenir le milliardaire aurait eu meilleur effet.
«Je suis le plus grand fan de @TheDonaldTrump sur @famousdotaf»
Qu’importe pour l’équipe de Famous, qui espère cette fois se positionner dans la durée en misant sur la communauté et la viralité de son retour pour s’imposer dans le terrible marché des applications mobiles. Pour cela, Famous bénéficie d’un argument marketing de poids, mais pour le moins étonnant: Zoë Quinn. Développeuse de jeux vidéo, auteure et activiste, elle était la cible du Gamergate, une campagne de harcèlement contre les femmes dans l’industrie du jeu vidéo. Alors qu’elle avait demandé à Stolen de supprimer le profil créé sans son accord, elle a très vite contacté l’équipe pour leur proposer son aide face à la polémique. «Je sais à quel point un backlash peut être épouvantable sur internet, a-t-elle expliqué à The Verge. Je les ai contactés pour leur dire: “Salut, j’espère que ça va. Je sais que le backlash est considérable. Si les choses deviennent plus inquiétantes, je dirige une compagnie anti-harcèlement. N’hésitez pas s’il y a quelque chose que je peux faire pour aider.”»
Aujourd’hui, elle travaille pour l’équipe de Famous en tant que consultante et se retrouve en première ligne dans les médias pour défendre cette tentative de rédemption: «Ils sont tellement investis pour faire les choses correctement. Ils ne veulent pas faire une bêtise par ignorance et faire quelque chose qui pourrait blesser accidentellement les gens. C’est vraiment encourageant.» Reste à savoir si Famous réussira à faire oublier son grand frère sulfureux et à créer une communauté non plus d’acheteurs virtuels mais de fans bien réels.