Vous n’êtes peut-être pas au courant mais, aux États-Unis, il existe un débat sur les «privilèges blancs» («white privilege»). Un débat né des études sur la «blanchité», visant à verbaliser l’invisible: une identité qui ne se pense pas blanche, qui s’oublie comme blanche, et les conséquences de ce tabou, de cet impensé, sur la société. L’une des pionnières est la féministe Peggy McIntosh. En 1989, elle s’interroge sur ce que signifie être blanc, par rapport aux noirs ou aux hispaniques, nombreux dans ce pays et qui subissent des discriminations dans l’accès à l’emploi, aux études, etc.:
«En tant que personne blanche, j’ai réalisé que j’avais appris le racisme comme quelque chose qui désavantage d’autres personnes, mais on ne m’a jamais enseigné le corollaire de cette situation: le privilège blanc, qui me donne un avantage.»
Puis elle déroule ces privilèges blancs, selon elle (voici un extrait, il y en a cinquante, traduits par l’association Mille babords):
- «Si je dois déménager, je peux être pratiquement sûre de louer ou d’acheter un logement dans un quartier que je peux me permettre et où j’ai envie de vivre.
- Je peux être à peu près certaine que mes voisins dans ce lieu seront soit neutres soit aimables avec moi.
- Je peux aller faire mes courses seule, la plupart du temps, en étant assez sûre de ne pas être suivie ou harcelée.
- Je peux allumer la TV ou regarder la première page du journal et voir les gens de ma race largement représentés.»
«J’ai un avantage? Parce que je suis blanche?»
Cette idée de «privilèges blancs» est désormais bien installée dans le débat outre-Atlantique et, fait rare pour un concept sociologique, touche même la culture populaire. Dans le New York Times, le professeur de philosophie George Yancy invitait en décembre 2015 les blancs à prendre conscience de ces privilèges, un texte qui a suscité des milliers de commentaires. Le site Buzzfeed a pointé dans un article «dix-sept déplorables exemples de privilèges blancs». Des féministes comme Gina Crosley-Corcoran ont expliqué ces privilèges dans des tribunes pour des médias grand public.
La star du hip-hop Macklemore a fait deux titres intitulés «White privilege». Dans le deuxième, paru le 22 janvier 2016 et qui a obtenu un écho important, il se met dans la peau d’un blanc qui hésite, se demandant si c’est bien là sa place, son rôle, de s’engager en faveur des noirs alors qu’en face «le policier lui ressemble». On y entend aussi une femme se moquer de façon condescendante lorsqu’on lui parle de cette idée de «privilège blanc»: «J’ai un avantage? Parce que je suis blanche? Quoi? Non!»
Appeler tout cela des privilèges a pour conséquence que l’on ne prend pas assez au sérieux ce qui est dénié à ceux qui n’y ont pas droit
Mirah Curzer, avocate féministe, dans un article paru dans Medium
Macklemore, l’artiste, n’hésite plus. Il reconnaît que la suprématie blanche protège «les privilèges qu’il détient» et que son succès –on l’écoute, dit-il, parce qu’il est blanc et donc «rassurant», «positif»– «est le produit du même système qui n’a pas déclaré Darren Wilson coupable» (l’ex-policier qui a abattu Michael Brown, un jeune noir de Ferguson, déclenchant des émeutes raciales sans précédent).
Nouveau «Je ne suis pas raciste, mais»
Alors qu’elle devient mainstream, cette stratégie de la reconnaissance des «privilèges blancs» commence aussi à être critiquée par des activistes antiracistes qui regrettent que le langage des privilèges ait remplacé celui des droits. «“Je reconnais mes privilèges” est le nouveau “Je ne suis pas raciste, mais”», se moque Mirah Curzer, une avocate féministe dans un article paru le 7 février dans Medium, intitulé «Arrêtons de parler des privilèges».
Le discours sur les privilèges comporte deux problèmes, affirme la militante. Le premier problème est que les privilèges sont confondus avec les droits, ce qui diminue ces derniers. Les activistes qui réclament que soient respectés les droits fondamentaux ont maintenant l’air de demander des «privilèges» superflus:
«Le problème que nous devons régler n’est pas que quelques personnes qui ont du pouvoir n’ont pas conscience d’être des privilégiés. [...] Le droit au même salaire qu’un blanc, le droit à marcher dans la rue librement, le droit à la présomption d’innocence et à la protection policière: appeler tout cela des privilèges a pour conséquence que l’on ne prend pas assez au sérieux ce qui est dénié à ceux qui n’y ont pas droit.»
L’autre conséquence négative du discours sur les privilèges est l’opposition qu’elle crée entre blancs pauvres et non-blancs. C’est le résultat d’une autre confusion entretenue par le terme, avec l’idée de privilèges au sens de «luxe», explique Mirah Curzer. Les blancs des classes populaires, qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois, ne sont de fait pas ce qu’on pourrait appeler «des privilégiés» de la vie, explique l’avocate:
«Le discours sur les privilèges engendre une fausse dichotomie et une tension inutile entre des personnes qui sont d’accord entre elles. [...] Nous avons raison d’être en colère parce que l’on dénie des droits fondamentaux à certaines personnes mais personne ne devrait se sentir coupable de pouvoir en jouir. [...] Si, au lieu de demander aux blancs qui connaissent la précarité, de reconnaître leurs privilèges, on leur rappelait que certaines personnes n’ont pas accès à ces droits fondamentaux, ils se joindraient bien volontiers à notre cause.»
Demander à ce que les gens prennent conscience de leurs privilèges, ce n’est pas demander plus, c’est demander moins, estime la féministe. Nous n’avons pas prioritairement besoin que les gens se sentent coupables et qu’ils prennent conscience de leurs avantages, «mais qu’ils arrêtent de violer les droits fondamentaux d’autres personnes».