La Russie et les États-Unis ont signé, vendredi 12 février à Munich, un accord, endossé par les dix-sept pays du groupe international de soutien à la Syrie (ISSG, selon l’acronyme anglais), pour la mise en œuvre d’un cessez-le-feu en Syrie dans un délai d’une semaine. Mais à peine le texte avait-il été accepté que les principaux signataires mettaient en doute sa pertinence. C’était le résultat de neuf heures de négociations entre le secrétaire d’État américain John Kerry et le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov et pourtant chacun posait immédiatement de nouvelles conditions. L’opposition syrienne demandait l’acheminement d’une aide humanitaire pour les populations civiles. La Russie exigeait une coordination entre ses militaires et les Américains et un accord sur la liste des groupes qualifiés de part et d’autre de «terroristes».
Un cessez-le-feu dans un conflit qui a fait déjà plus de 260.000 morts depuis cinq ans (certaine sources parlent même d’un demi-million de morts) et douze millions de personnes déplacées est une condition sine qua non pour la reprise des négociations interrompues après avoir à peine commencé le 25 janvier à Genève. Or l’accord de Munich est truffé d’ambiguïtés et de contradictions. Les bombardements russes n’ont jamais été aussi intenses depuis qu’ils ont été ordonnés, fin septembre 2015, par Vladimir Poutine. Sous prétexte de combattre Daech, ils visent essentiellement les groupes d’opposition «modérés» au régime de Bachar el-Assad. L’État islamique ne représenterait que 15% des cibles russes. Selon des sources occidentales, des soldats russes, plus nombreux que de simples «conseillers», se battraient aux côtés des forces loyalistes et des milices contrôlées par l’Iran.
Appuyées par des vagues de bombardements russes –toutes les deux heures, si l’on en croit une source locale– frappant indistinctement la population civile, les écoles, les hôpitaux et les combattants, ces forces sont en train d’encercler Alep, la deuxième ville de Syrie, et de la couper de tout ravitaillement. Alep était jusqu’à présent le haut lieu de la résistance à Bachar el-Assad, le bastion de l’opposition «modérée» même si les djihadistes, notamment du Front al-Nosra, succédané d’al-Qaida, sont devenus de plus en plus puissants au fur et à mesure que le conflit se poursuivait.
Le délai d’une semaine pour l’application du cessez-le-feu –qui a été accepté par l’opposition pour lui donner le temps d’avertir les commandants dispersés sur le terrain– va être mis à profit par la Russie, l’Iran et les forces de Bachar el-Assad pour tenter d’obtenir la reddition d’Alep. La Russie s’est d’autre part réservée le droit de continuer à bombarder les «terroristes», c’est-à-dire dans son jargon les groupes d’opposition, pour les affaiblir et couper les circuits d’approvisionnements en armes que la CIA leur livre déjà au compte-gouttes.
Conditions russes
Vladimir Poutine, qui a décidé en Syrie un engagement militaire russe sans précédent en dehors des territoires de l’ancienne Union soviétique, prépare ainsi le sinistre décor des négociations qu’il veut aborder en position de force. Car le chef du Kremlin n’est pas hostile à une solution négociée. À moyen terme, il en a même besoin car les ressources de la Russie ne sont pas illimitées en cette période de récession économique due à la baisse des prix du pétrole et aux sanctions occidentales suite à l’annexion de la Crimée et de la guerre dans l’est de l’Ukraine. Lui aussi est inquiet des progrès de Daech et de la menace que fait peser sur la Fédération de Russie la présence de nombreux combattants originaires du Caucase dans les rangs de l’État islamique. Mais il entend profiter de l’avantage que lui donne la faiblesse occidentale pour imposer ses conditions.
Après avoir opposé au Conseil de sécurité de l’ONU son veto à tous les projets de résolution sur la Syrie, la Russie a voté, en décembre 2015, la résolution 2254, qui fixe une «feuille de route» pour une transition politique. Elle a accepté de parrainer les négociations de Genève pour la recherche d’une solution pacifique. C’est la troisième série de négociations, les deux premières ont échoué, notamment à cause du refus de Moscou de laisser tomber Bachar el-Assad.
La recrudescence des bombardements russes et le siège d’Alep n’ont pas pour objectif de torpiller les négociations. Ils visent à créer sur le terrain des faits accomplis qui obligent les Occidentaux à accepter ce qu’ils ont refusé jusqu’à récemment, à savoir le maintien de Bachar el-Assad au pouvoir. «Que voulez-vous que nous fassions? La guerre à la Russie?» a confié John Kerry. Les États-Unis sont placés devant un dilemme: soit s’engager plus avant en Syrie, éventuellement en envoyant des troupes combattre au sol ou en décrétant des zones d’exclusion aérienne pour épargner les civils, ce qui suppose les moyens militaires de les faire respecter, soit accepter les conditions russes.
Barack Obama, qui ne veut pas se retrouver dans un bourbier de style irakien et qui souhaitait même se désengager du Proche-Orient, exclut la première hypothèse. La seconde n’est pas glorieuse et c’est pourquoi le secrétaire d’État américain s’est battu pied à pied pour sauver ce qui pouvait l’être encore de l’opposition modérée en Syrie. Déjà les États-Unis, et à leur suite les Européens, ont remisé leur exigence d’un départ de Bachar el-Assad. Il n’est pas exclu qu’il se présente aux élections prévues dix-huit mois après un accord de paix, selon la «feuille de route» internationale, ni même qu’il reste au pouvoir jusqu’à l’échéance normale fixée dans quelques années!
Comme Hillary Clinton quand elle dirigeait la diplomatie américaine, John Kerry serait partisan d’une ligne plus ferme mais il n’a pas eu gain de cause dans les débats au sein de l’administration Obama. Et même les partisans de la fermeté ne sont pas sûrs qu’il était possible d’empêcher la catastrophe stratégique et humanitaire que représente le conflit syrien.
La situation se complique avec l’entrée en action des Turcs qui se battent contre les Kurdes sur le territoire syrien. Ankara est hostile à Bachar el-Assad mais préoccupé plus encore par une jonction des Kurdes du PKK (en Turquie), du PYG (en Syrie) et du Kurdistan irakien. Pour éviter un embrasement généralisé, les Occidentaux risquent de n’avoir d’autre choix que de traiter, selon ses termes, avec une Russie qui a les moyens militaires et surtout la volonté politique de revendiquer son rang.