Il aurait pu être pire encore, savez-vous, ce #Auriergate qui pimente l’avant-Chelsea. Vers la trente-neuvième minute de ce Periscope, désormais fameux web-dialogue entre une star du football et ses admirateurs rigolards, un internaute, @hamouarno de son pseudo (on lit mal à mon âge sur les copies d’écran), demande à Serge Aurier de faire une décidace «à Hitler». Le message passe plusieurs fois. Le footballeur le voit enfin et s’amuse:
«Franchement toi, chuis un renoi, crari je vais dédicacer à un mec qui s’appelle Hitler? T’es chelou toi frérot.»
Et puis il passe à autre chose. «Dédicace à Paul, on est ensemble!»
Sauvé poto, tu imagines, sinon?
Dewaere version Periscope
Crari, c’est «genre», chez les jeunes. C’était au coeur de la nuit de son destin, Serge Aurier avait déjà, à ce moment, parlé de «fiotte» à propos d’un coach plus habitué à être surnommé «le Président», et qui embrassait jadis le crâne lisse d’un gardien de but au temps de notre gloire.
Aurier n’aurait pas du. On était dans un monde suspendu. Il ne le savait pas. Il était bien et tout relâché, il rigolait avec son copain devant la webcam, sans se prendre le chou, tel Dewaere avec Depardieu dans Les Valseuses, décontractés du gland, ils banderaient quand ils auraient envie de bander. Il avait rappé, il montrait le logo de son maillot PSG, «ça bouge pas poto, on est ensemble», il rapperait encore, il allait juste se fâcher contre un autre internaute dont le message s’affichait sur l’écran: «Si tu refais le beau au stade vélodrôme, on TENCULE.» C’était du marseillais. «Oh eh ferme ta gueule toi marseillais de mes couilles, tu vas baiser qui toi? Tu fais le malin derrière ton écran, tu vas baiser personne cousin, enculé toi!»
Cette vulgarité, quand même! Je parle de la mienne bien sûr, juste un peu plus haut. Là, «bander», «le gland décontracté»... On a noté? Mais ça passe, n’est-il pas, puisque celle-ci porte nos codes. On bandera quand on aura envie de bander, c’est du Blier, Blier, c’est du cinoche, c’est à nous, ce n’est plus sale. «Fiotte», en revanche, ou «enculé», dans la bouche d’un noir du football, ça vous sonne comme une agression culturelle, une barbarie sémantique, une invasion. On n’est pas loin des théorisations sur l’ennemi qui monte. Elle a déjà du venir, par-ci par-là. Il y avait aussi des «Mach a allah» dans les rires du joueur, et autres musulmaneries... Vous voyez? L’avantage du milieu du ballon, c’est qu’il élimine par principe les digressions aventureuses. On dit «Aurier a mis en danger l’équipe», on dit «Aurier a déstabilisé le PSG avant un match important», ça réintègre l’affaire dans une compréhension laïque et on évite beaucoup de saloperies.
Deux vérités, deux langues
Affrontons-les, pourtant. Ce qui frappe dans cette histoire, c’est qu’elle n’est que de mots et de codes et, découvrant dimanche les excuses d’Aurier organisées par le club, on avait cela en plein cortex. Aurier, à quelques heures d’intervalle, avait rengainé ses ethnicités culturelles pour devenir le piteux footballeur en faute pratiquant la langue de son milieu, s’excusant auprès d’un entraîneur qui avait tant fait pour lui, de ses partenaires qui devaient se concentrer pour le match, le tout dans une langue châtiée de jeune homme sain qu’il est. Qu’il était aussi en déconnant. Mais ça, c’est plus dur à admettre.
Quand es-tu vrai poto? Quand tu dis «fiotte», ou quand tu dis «merci» au coach?
Tout le temps, en somme. Le footballeur Aurier sait qu’il est sorti du cadre, le parisien Aurier sait qu’il manquera aux siens face aux Anglais, qu’il s’est interdit la gloire. Serge Aurier sait aussi qu’il ne faisait rien de grave ni ne pensait à mal ni n’insultait personne réellement. Deux vérités, deux langues. Ce que nous sommes.
Il faut une langue pour dire les choses. Il faut une langue pour les dire et ne pas les penser. Aurier est peut-être en automate quand il s’excuse, comme il était en automate quand il déconnait. En autre français dans le texte, on imagine Aurier prononcer ainsi les paroles fatidiques: «Laurent Blanc est un inverti, qui pratique sur Zlatan des fellations dans les vestiaires et lui lèche les bourses.» Autre gueule, franchement, et infiniment plus sérieux alors: dites comme ça, les choses auraient été réelles. Dans le Periscope incriminé, elles ne le sont pas et on nage, depuis dimanche, dans une irréalité. On sait bien, fondamentalement, que Aurier ne pense rien de la sexualité de son entraîneur, ni ne met en doute sa virilité, ni n’imagine quelque scène que ce soit entre le Cévenol et le Suédois… Il peut penser, en revanche, qu’un gardien de but est moins bon qu’un autre, ou que Thiago Silva est le meilleur au monde, mais qu’importe...
Aurier n’était pas chez nous mais chez lui, vous entendez?
Regardons vraiment cette video, puisqu’elle est intégralement sur YouTube. Elle commence par l’ami d’Aurier, remplaçant au Red Star, qui se moque de lui-même qui ne joue pas, il est à mobylette. Elle enchaîne sur un internaute qui joue à Fifa avec Van der Wiel, le joueur hollandais dont Aurier a pris la place, et Serge déconne, «Tu dois faire la mise à jour». Le reste défile, entre bavardage et battle, on s’installe dans un nuage de gloussements et parfois il se passe quelque chose, et parfois on pourrait parlir en live, et il n’y a rien.
Des internautes envoient des messages écrits, Aurier réagit. On lui demande de casser Diego Costa, l’attaquant de Chelsea, de dédicacer «à mes couilles», on lui dit qu’on l’aime, il rit, son copain modère, «on est là pour s’enjailler, pas pour la haine». À un moment, d’un gloussement, quand son pote lui lit la provocation d’un internaute, «Laurent Blanc, il fait la folle», Aurier fait le con, répond au même ton, «c’est une fiotte», et ce n’est rien, et ça sera tout, parce que nous vivons dans un monde de délateurs, d’hypocrites, d’ânes bâtés, de faux derches, d’apeurés racistes, de moralistes à trois sous. Mais c’est le nôtre, et Aurier devrait s’y faire. Il était juste au pied d’une cité virtuelle en train de faire assaut de verbe avec des frangins, il ne savait pas qu’on allait le voir. Il n’était pas chez nous mais chez lui, vous entendez?
Les footballeurs sont de Sevran
Ici c’est Paris, dit le Parc? Ici c’est Sevran, répond Aurier. Sevran qu’on va épargner, la ville traîne déjà assez sa réputation de cité pauvre et violente, mais Sevran qui explique tout, la force d’un homme et sa naïveté, sa langue de l’intime, savoureux combo d’africanités, de tchatche, de banlieusisme, de céfran et de français, de jeunesse, de gentillesse et de saletés domestiquées. Juste une semaine avant le scandale, Aurier avait les honneurs du «Canal Fooball Club» avec un reportage sur son retour à Sevran. C’était d’un classique avec distribution de maillots, paroles sur les gosses qu’il faut aider, c’était fraternel avec ses copains à moto, mais ce qui m’en reste, c’est cela. Quand Aurier parle avec ses amis de Sevran, entre eux, en français, la video est sous-titrée par Canal, comme si on pouvait ne pas comprendre. «Je suis venu voir tout le monde là au calme, ça va me donner de la force avant le clasico.» Sous-titré. Là-bas, c’est Sevran. Très loin. Très très loin.

Serge Aurier, le 13 décembre 2015 contre Lyon. FRANCK FIFE/AFP.
Les footballeurs sont de Sevran. Pas tous mais beaucoup, comme les cyclistes avant étaient paysans. De temps en temps, l’endroit d’où ils viennent percute l’aseptisée réalité. Ils ont un peu des gueules de basketteurs au trash-talking, mais ça, c’est l’apparence. Ils viennent de juste à côté et tout le monde le sait, et on le leur reproche assez vite, quand l’étanchéité entre leur paradis de star et l’enfer dont ils sortent n’est plus assurée. De Knysna à la «fiotte» de Aurier, en passant par les palinodies sur le Racaille football club, il y a une ligne de méchanceté. Ah, leur sauvagerie, jamais réprimée... Ca nous rassure, de penser qu’ils changent en s’élevant. Ca nous rassure aussi, de prendre au sérieux leurs déconnades banlieusardes, pour entretenir notre peur et nos supériorités. À Sevran, voyez-vous, on dit vraiment «enculé» pour dire bonjour et on rackette vraiment tout le temps les petits qui font des sextapes, vous me suivez?
Ben non. On déconne à Sevran. Comme tout le temps. On fait la roue un peu. On se marre. On est entre soi, comme tout un chacun. Avec sa langue. Elle est comme ça. Comme Aurier cette nuit du samedi, quand le copain avait la chicha et lui s’essayait à faire le fou avec une application de Twitter, Periscope, qu’il n’avait pas téléchargée lui-même, et il trouvait que les messages allaient trop vite. Il était chez lui, mais –épargnons-nous les banalités sur internet et la surveillance généralisée– on regardait chez lui et on n’y verrait que ce qui nourrit le bruit, la peur, le scandale, la narration des racailles.
Que vivent les valeurs du football et des gens civilisés
Aurier se croyait chez lui. Il n’y est plus. Il est chez les grands, et les grands, ça craint. Ça a un prix. Il y a un an, devant une webcam déjà, il était un môme supporter de son équipe, quand Paris avait éliminé Chelsea, et lui criait, «arbitre enculé, ici c’est Paname!», et si je ne l’ai pas fait moi-même devant la télé, tant cet arbitre avait voulu nous planter… Mais je ne suis pas de Sevran, nul ne m’en veut si je crie «enculé».
Aurier ne sait pas qu’il est autre chose. Ou bien, il sait, mais une part de lui ne le sait pas. Il est de Sevran et il veut pas en avoir honte. Ce sont les autres qui en ont honte pour lui. Il doit deviner. Il faut quitter la vérité de Sevran et de l’enfance comme Heinrich Heine abandonnait le judaïsme pour devenir européen? Ou plutôt: il faut abandonner Sevran, et ne le garder qu’en image d’Épinal, en histoire édifiante, je suis d’où je viens et serai fidèle et offrirai des maillots aux jeunes pour qu’ils ne se perdent pas. Une narration de la progression et de la civilisation. Ne pas montrer qu’on en est toujours, en gloussant avec des supporters une nuit d’innocente débauche. End of story. Ayant quitté Sevran grâce au football, il ne dit plus jamais enculé et devint un homme, et vivent les valeurs du football et des gens civilisés.
Valeurs du football. Valeurs de Laurent Blanc, qui donne sa chance à Aurier mais qui pouvait disserter sans penser à mal sur la chance des Espagnols qui n’ont pas de «grands Blacks» (Aurier fait moins d’un mètre quatre-vingt, ouf) dans leur cheptel humain, et peuvent ainsi développer un football rapide et enthousiaste. Nos valeurs. Elle ne sont pas pour rien, si elles nous guérissent, attendez. Le football a pardonné à Blanc ses babillages racialo-techniques, comme il a pardonné à l'entraîneur bordelais Willy Sagnol d'autres divagations sur les joueurs africains dépourvus de technique, et ce pardon était juste et cruel: Sagnol avait du s’humilier en avançant sa mauvaise maîtrise du français… Il n’y a pas que Sevran que l’on sous-titre.
Le langage du football est ainsi fait qu’il avance sans honte, qu’il dit des choses sans une once de malignité. Si les footeux ont compris cela pour Blanc, ils le comprendront pour Aurier, sans doute? Sans doute. S’il a de l’or dans les pieds, ils l’épargneront pour d’autres raisons, après tout compréhensibles. Ca ne rendra pas à Sevran sa version originale.