En 2008, un couple d’éleveurs de shibas inus de San Francisco accueillit une nouvelle portée de six chiots, braqua une webcam sur leur enclos et diffusa une vidéo en live sur internet pour pouvoir les surveiller. Ils n’étaient pas les seuls à regarder. Les chiots –Autumn, Ayumi, Amaya, Aki, Akoni et Ando– et leurs dresseurs humains anonymes, surnommés par les fans «Mr. Feet» (Monsieur Pieds; NDT) et «Mrs Shoes» (Madame Chaussures; NDT) ne tardèrent pas à cumuler des millions de spectateurs dans le monde entier. En six semaines, les fans avaient regardé la cynovidéo de façon si obsessionnelle qu’au total cela représentait 391 années de visionnage. Ces chiens ont fait une apparition dans le «Today Show», contribué au lancement de la start-up de streaming Ustream.tv et ont fait connaître leur race –populaire depuis longtemps au Japon– à un public international.
Ce n’était que le début de l’histoire d’amour entre internet et le shiba inu. En 2013, la photo d’un shiba aux traits particulièrement harmonieux, capturé par l’objectif au moment où il lançait un regard de côté d’une adorable bizarrerie, a explosé sous la forme du mème du doge. Kabosu, le chien japonais derrière ce mème, a depuis été récupéré par Vine, où ses vidéos de six secondes ont été visionnées 88 millions de fois.
Et puis il y a le chien le plus célèbre d’Instagram, le shiba inu japonais Maru Taro, à qui son sourire myope hyper cool a valu 2,3 millions de followers (on dirait le chien défoncé des comédies au cannabis qui devient stone juste en inhalant la fumée ambiante).
Il y a aussi l’élégant shiba new-yorkais Bodhi, que ses humains affublent de nœuds papillons, blazers et autres foulards avant de le présenter comme le «Menswear Dog»; il touche aujourd’hui 15.000 dollars par mois de revenus publicitaires de la part d’entreprises comme Coach, Brooks Brothers et Purina. Quant à Mr Feet et Mrs Shoes, ils continuent de diffuser en streaming leurs activités d’élevage: ils ont récemment mis en route une nouvelle portée de chiots –nièces et neveux des stars originelles de la canino-réalité.

Chouchous d’internet, les shibas sont en train de devenir des produits mainstream-pop | ray.k via Flickr CC Licence by
Aujourd’hui, les shibas sont en train de passer du statut de chouchous d’internet à celui de produits mainstream-pop. En 2014, le shiba inu a remporté le championnat «World Pup» organisé par Animal Planet et battu les représentants de Chine (un shar-pei) et d’Espagne (un montagne des Pyrénées). Depuis, on a pu voir des shibas posant pour une affiche de publicité d’un hôpital de l’Ohio, aux côtés d’une famille nucléaire dans un spot pour la Ford Explorer et même assis au premier rang au défilé Chanel, où la top-model Cara Delevingne a lancé fin janvier son nouveau chiot dans le monde –un cabot qui affiche le regard en coin et la queue de renard caractéristiques des shibas. Dans une animalerie haut de gamme spécialisée en chiots de West Village où je me suis rendue récemment, j’ai constaté que, parmi la vingtaine de chiots dans la vitrine, trois étaient des shibas. Un employé a laissé un chiot grassouillet bondir dans ses bras et s’est mis à réciter les infos de base à des clients gagas: «Shiba inu, chien japonais. Shiba inu, chien japonais.»
Race virale
Les fans de shibas s’étaient déjà regroupés en ligne des années avant que la race ne devienne virale. En 2008, un groupe de «shibaholics» en ligne avait réussi à s’arracher à la webcam diffusant les images des chiots pour aider à lever plus de 8.000 dollars au bénéfice d’une organisation de sauvetage de shibas. Un groupe Meetup basé à New York destiné aux «Shiba Inus et à leurs compagnons humains» a été lancé en 2006. Lorsqu’une chienne shiba de Brooklyn appelé Nami a disparu en 2012, des enthousiastes du web se sont rassemblés pour la chercher; quand elle a été retrouvée, l’équipe de recherche a lancé Shiba Prom, une association qui organise des fêtes de levées de fonds numériques déclinant des thèmes comme «Livin’ La Shiba Loca». Et le doge vient des «Shiba Confessions», un mème qui ravissait au départ les fans de shibas –un groupe qui échangeait des images d’animaux parsemées de locutions disparates en police Comic Sans– avant de devenir populaire auprès des non-initiés.
L’obsession en ligne pour les shibas s’est-elle traduite par une recrudescence des adoptions dans la vraie vie? Il y a deux ans, Erin Gloria Ryan, du site Jezebel, a contacté le National Shiba Club of America et lui a demandé si la popularité du doge avait conduit à une flambée de passion pour les shibas. Un de ses membres lui a expliqué qu’en réalité l’intérêt suscité par les shibas déclinait, et qu’elle espérait bien que la tendance se poursuivrait ainsi. Le shiba, qui est le chien domestique le plus proche du loup génétiquement, «n’est pas une race qui convient à tout le monde» a-t-elle expliqué. «Si vous voulez consacrer des milliers de dollars à réparer les dégâts que votre chiot a causés, alors oui, allez-y! Soyez fous! Les dingues ne manquent pas sur cette planète.»
Les gens ne les appellent même plus des shibas. Ils viennent et ils disent: ‘Vous avez un doge!’
Nathalie Abutaha, fondatrice et présidente du refuge DC Shiba Inu Rescue
Lorsque j’ai envoyé un email à ce club pour obtenir des renseignements à jour, j’ai obtenu des réponses plutôt variées. «Cette race gagne incontestablement en popularité» m’a répondu un représentant. «Au niveau du club national, nous n’avons toujours pas eu vent de la moindre hausse du nombre d’élevages ou d’adoptions de shibas» m’a affirmé un autre.
Mais Nathalie Abutaha, fondatrice et présidente du refuge DC Shiba Inu Rescue, constate dans son travail les effets de l’explosion en ligne. «Les gens ne les appellent même plus des shibas. Ils viennent et ils disent: “Vous avez un doge!”»
Chiens têtus
En fait, elle en a même quatre: Sachi, Katniss, Wolfie et Bear. Depuis qu’Abutaha a adopté son premier shiba il y a neuf ans, elle a vu la communauté de D.C. passer d’une poignée de propriétaires à des «centaines et des centaines» de fans. La folie sur internet s’est traduite par «un intérêt accru pour les shibas» dans la vraie vie, ce qui signifie davantage d’adoptants plus qualifiés, de bénévoles dévoués et une grande visibilité pour les refuges. Mais cela veut également dire que le nombre de shibas ayant besoin d’être sauvés a augmenté. «Comme ils sont vraiment adorables, nous voyons de plus en plus d’achats d’impulsion, plus d’éleveurs du dimanche, et plus de gens qui ne se sont absolument pas documentés sur la race avant d’adopter» regrette Abutaha.
Le shiba inu est une race primitive, ce qui signifie qu’il a un instinct de chasse très développé, qu’il peut s’échapper lorsqu’il n’est pas tenu en laisse et qu’il n’est pas toujours enclin à faire ce que veulent les humains. Abutaha a ouvert son refuge lorsqu’elle a appris que les shibas qui étaient confiés aux refuges de sa région étaient euthanasiés lorsqu’ils rataient le SAFER Aggression Assessment de la SPA américaine, l’American Society for the Prevention of Cruelty to Animals, un test de caractère qui, selon elle, ne reconnaît pas toujours les difficultés particulières rencontrées par des shibas non dressés et contraints de vivre dans des panier ou des caisses. Aujourd’hui, elle rencontre des propriétaires qui abandonnent leurs shibas en disant: «Oh, il est vraiment mignon, mais je ne pensais pas qu’il serait si difficile à gérer.»
DC Shiba Inu Rescue(DCSIR) crée et partage ses propres mèmes de shibas pour booster ses campagnes de sauvetages et d’adoption. Contrairement aux personnalités projetées par les plus populaires des shibas d’internet –le doge contemplatif, le docile Menswear Dog, l’angélique Maru–, les mèmes de DCSIR mettent en avant le tempérament plus typique du shiba. L’un d’entre eux, Grumpy Bear –«Roi des Grincheux», «Sultan de la Bouderie», «Duc de l’Indifférence»– jette un regard noir à l’objectif, entouré de bons mots dignes de Garfield du genre «Le déca ça ne marche que quand on le lance sur les gens» et «J’adore le sommeil, c’est comme une machine à accélérer le temps jusqu’au petit-déj.» La page Facebook du refuge célèbre aussi le «Mercredi de la démotivation», avec des images qui mettent en exergue le côté hautain («L’espace vital: ce n’est plus réservé aux humains») et têtu du shiba («C’était ta place? Ben c’est la mienne maintenant»). Si pour vous ce ne sont que des shibas sur Instagram, vous trouverez que ces mèmes ne sont absolument pas drôles. En revanche, si vous comprenez la blague, alors c’est que vous êtes peut-être prêt à en adopter un.