Les vieilles habitudes bureaucratiques de l'ère soviétique n'ont pas disparu. Elles sont même d'une redoutable efficacité quand les autorités veulent éviter de croiser des gêneurs, et particulièrement des ONG (Organisations non gouvernementales) internationales spécialisées dans la défense des droits de l'homme. Nous venons d'en faire l'expérience alors que nous voulions nous rendre à Moscou, le 6 octobre, dans le cadre d'un hommage rendu à la journaliste Anna Politkovskaïa, trois ans après son assassinat.
Nous aurions dû nous en douter. Quelques jours auparavant, auditionnés par le Parlement européen sur les violations de la liberté d'expression en Russie, une militante des droits de l'homme nous avait confié s'être heurtée à quatre reprises à un refus de visa des autorités russes. Un refus implicite. Jamais exprimé directement. Au bout du compte, le dossier s'était paraît-il «perdu». Rebelote avec Reporters sans frontières.
Le 5 octobre, soit une dizaine de jours après notre premier dépôt de demande auprès du consulat de Russie à Paris, nous n'avons reçu pour toute réponse, qu'un fax émanant d'un service qui de son propre aveu, ne traite pas les dossiers de ce type. Le nôtre y avait atterri par mégarde ou par malchance.
Bien que journalistes professionnels, titulaires d'une carte de presse en cours de validité, le consulat russe nous a de prime abord informés que, travaillant pour une ONG, notre cas «n'était pas clair» et qu'il fallait demander une autorisation au ministère russe des Affaires étrangères (MID). Le 25 septembre, nous faxons donc tous nos documents au numéro et à la personne indiquée par le consulat au centre de presse du MID, dans le cadre d'une procédure destinée aux journalistes... dépourvus de carte de presse. Le 28 septembre, personne n'était en mesure de confirmer avoir reçu nos documents.
Le lendemain, puis le surlendemain, le service de presse nous renvoie vers le service consulaire. Mais là non plus, personne ne trouvait la moindre trace de notre demande. Après des dizaines d'appels, le consulat russe nous a triomphalement donné le nom de la personne dont dépendait, selon lui, notre venue en Russie! Ô surprise, ce fonctionnaire chargé des questions humanitaires, totalement surpris de notre appel, nous a affirmé qu'on nous «désinformait», et que personne dans ce service ne s'occupait de questions de visa.
Le 1er octobre, impossible, même pour le consulat apparemment, de joindre qui que ce soit au MID. Puis, le 2 octobre, pour la beauté du geste sans doute, nouvelle trouvaille. Notre dossier, décidément «problématique» en langage de diplomate, serait sur le bureau du directeur du département de la coopération humanitaire et des droits de l'homme. Nous refaxons donc notre dossier, assorti, comme le consulat nous le recommande, d'une requête exceptionnelle, à l'attention de l'intéressé. Nous appelons pour vérifier que les documents sont bien reçus. Oui, ils sont arrivés. Nous soulignons - une fois encore - le caractère urgent de notre requête, mentionnons l'avis du consulat... Et le 5 octobre au matin, espérant encore obtenir le visa à midi, heure de fermeture du consulat, nous appelons de nouveau tous nos interlocuteurs, dès la première heure. Au MID, on ne nous confirme plus du tout avoir reçu nos documents, car , le département ne traite pas de questions de visa. Nous insistons. «Je vous rappelle dans une demi-heure». Et puis, rien. Puis, à midi passé de trois minutes, alors qu'il n'est plus possible de déposer notre demande au consulat, le MID nous répond enfin: «Non, votre demande n'est pas traitée. Rappelez ce soir.» «Ce soir», c'est-à-dire trop tard. Fermez le ban !
Quelques heures plus tard, à 16h35 heure de Moscou, le MID nous envoyait un fax pour nous informer que, comme il se doit, le département de la coopération humanitaire et des droits de l'homme avait fait suivre notre demande ...au département consulaire, seul en charge des questions de visas. Vous avez suivi ? La famille d'Anna Politkovskaïa aussi, a attendu en vain.
Elsa Vidal, bureau Europe de Reporters sans frontières.
Image de Une: manifestation avec les portraits de Poutine et Anna Politkovskaïa Charles Platiau / Reuters