Il y a des hommes qui commentent à voix haute les attributs physiques des femmes qu’ils croisent dans la rue. Ces dernières années, la presse n’aura pas forcément été très tendre avec eux. À la faveur de vidéos édifiantes, photoreportages et autres éditoriaux polémiques, bon nombre de femmes ont traduit leur malaise ou leur ambivalence face à cet étrange phénomène. Sofia Vergara est la dernière à entrer dans la discussion: lors d’une interview donnée début février au magazine Net-a-Porter, la star de Modern Family semble apporter de l’eau à leur moulin. «Me voir vieillir à l’écran est insupportable! Rien n’est plus perturbant que de regarder un épisode de Modern Family de la première saison, puis un plus récent. Ça me tue! Mais que puis-je y faire? Je serai triste le jour où on ne me sifflera plus dans la rue.»
Ce n’est pas la première fois que Vergara donne de sa voix au débat sur l’objectification. Lors des Emmys 2014, elle s’était juchée sur une plate-forme tournante, comme celles utilisées dans les salons auto, pendant que Bruce Rosenblum, président de l’Academy of Television Arts and Sciences, déroulait un discours bourré de sous-entendus sur sa plastique. À l’époque, Vergara avait fait fi des critiques: «une femme peut-être désirable et drôle, se tourner elle-même en dérision, adorer son boulot et gagner de l’argent», avait-elle commenté. Dans son dernier entretien, elle persiste et signe:
«Je n’ai jamais compris qu’on puisse être offusqué d’être vue comme une femme-objet –je m’en amuse même. Je me sens suffisamment bien dans ma peau pour être la première à me moquer de moi-même. Mon mari a joué un strip-teaseur dans Magic Mike XXL –pensez-vous qu’il s’en est plaint?»
Il n’y a absolument rien de mal ou d’antiféministe à vouloir être objectifiée, que ce soit tout le temps avec tout le monde ou dans certaines circonstances et avec certaines personnes. Mais les femmes ne s’inventent pas des histoires quand elles résistent à leur propre objectivation, et il n’y a aucune comparaison possible entre un homme jouant le rôle d’un chippendale dans un film et une femme confrontée, au quotidien, aux déséquilibres du pouvoir sexuel.
Amour-propre
Dans ses propos, Sofia Vergara touche une injonction paradoxale spécifique à la vie féminine. Elle laisse entendre qu’une femme n’existe que sur deux plans: soit elle possède une valeur sexuelle, que signale le harcèlement, soit elle est vieille, usée et inutile. Mais ce ne sont pas forcément les femmes qui se rangent dans ces deux catégories –ce sont surtout les hommes, et les cris de bête sont l’une de leur méthode de rangement préférée. Une femme de mon entourage, qui a l’âge de la retraite, m’a expliqué se souvenir précisément et âprement du moment où plus personne ne l’a alpaguée dans la rue. Un arrêt des sifflets et autres commentaires par lequel elle avait pris conscience de signes visibles de sa propre vieillesse qu’elle n’avait, sans cela, pas encore remarqués. Elle avait ressenti un mélange de soulagement, de déception et d’étonnement: comment des hommes pouvaient-ils détecter, et de loin, qu’elle était désormais trop vieille pour être un objet sexuel?
À l’autre extrémité du spectre de l’objectification temporelle, on trouve les pré-adolescentes. Pour ma part, je me souviens parfaitement de mon entrée dans la féminité: j’attendais le bus, et deux hommes d’une quarantaine d’années m’ont sifflée lorsque leur camionnette est passée à ma hauteur. C’était l’été avant ma rentrée en 4e et je me voyais toujours comme une petite fille. Je connaissais les femmes, je les avais vues dans des scènes d’amour à la télé ou dans des poses suggestives dans les magazines. Elles attiraient ma curiosité: je savais que j’allais être comme elles un jour (et je ressentais même une certaine impatience), mais, non, je ne l’étais pas encore. Et puis, pouf, deux types en pick-up, un hululement, et elles étaient moi.
Si un homme ne dirait pas la même chose à un autre homme croisé au hasard dans la rue, s’il exige mon attention alors que je ne demande qu’à vivre ma vie, alors c’est du harcèlement
Voilà, à la faveur d’un changement quasi imperceptible dans ma façon de me tenir, mon corps ou même ma coiffure, j’étais désormais harcelable. Je me suis sentie désirable et supérieure, comme si, par un seul battement de mes cils, des hommes allaient se plier à mon bon vouloir. Reste que, après quelques années de harcèlement de rue, cette bienheureuse bouffée de flatterie et de puissance n’était plus qu’un lointain souvenir. Désormais, les sifflets ne généraient plus en moi que de la peur. Dans des lieux publics, ils érodaient mon amour-propre, ils ne le gonflaient plus.
Si les menaces et les remarques ouvertement sexuelles ne sont jamais tolérables dans la sphère publique, la perspective sur le harcèlement de rue peut changer au gré des différences culturelles et des histoires personnelles. Sofia Vergara est originaire de Colombie; dans de nombreux pays d’Amérique latine, les sifflets sont à la fois plus courants et plus acceptés qu’ils ne ne sont dans les rues américaines ou européennes. Si une femme tire son amour-propre d’une approbation extérieure, elle va sans doute être plus encline à voir un compliment dans ce genre d’onomatopées aléatoires. De même, ces commentaires ne seront pas interprétés de la même manière par une femme chez qui le harcèlement de rue prend généralement la forme d’insultes (par exemple, si elle est grosse). «Le plus courant, c’est qu’on me traite de “boudin” dans la rue, m’a ainsi expliqué une femme. Donc oui, quand je tombe sur un type souriant et sympa, je ne me sens pas menacée, et c’est même assez flatteur.»
Mais qu’il soit appréciateur ou dépréciateur, le harcèlement de rue reste le même: il est toujours le produit d’une culture qui traite le corps des femmes comme une propriété publique, et il a bien davantage à voir avec le propre malaise du harceleur et son désir d’exercer sa domination sur les femmes qu’avec l’apparence de la harcelée. En robe d’été, il m’arrive de rentrer les fesses et de croiser les bras sur ma poitrine quand j’attends le bus, ce qui ne m’empêche pas, en hiver, de me faire siffler sur mon vélo quand je suis en doudoune, cagoule et casque.
Désirabilité
Parmi mes amis hommes et cisgenres, certains m’ont demandé s’ils pouvaient approcher une femme en public et la complimenter sur son apparence. Ce comic permet de faire la différence entre des compliments non sexuels («j’adore tes cheveux») et du harcèlement de rue («salut poupée, super nichons»), mais même le premier type peut se transformer en interaction sexuellement plus agressive. De mon côté, je suis plus radicale: si un homme ne dirait pas la même chose à un autre homme croisé au hasard dans la rue, s’il exige mon attention alors que je ne demande qu’à vivre ma vie, alors c’est du harcèlement. Je n’ai jamais vu d’hommes en alpaguer d’autres sur leur vélo ou lorsqu’ils marchent sur un trottoir la tête baissée. Selon moi, ces remarques sont une manière pour les hommes d’asseoir un pouvoir disproportionné sur les femmes dans l’espace public.
Mais je suis originaire de la Nouvelle Angleterre, où il est rare de voir des gens qui ne se connaissent pas discuter dans la rue ou dans les files d’attente. À Washington, où j’habite désormais, l’influence du Sud est plus flagrante et on tolère davantage de se faire accoster par des inconnus. Et la sexualité ajoute un niveau de complexité supplémentaire: cela fait des années que je n’ai pas été avec un homme cisgenre et jamais je n’ai été sifflée par une femme. Des fois, je me demande si je prendrais différemment ces remarques si elles venaient d’un homme qui pourrait m’intéresser. Et la flatterie fondée sur l’apparence prend une forme totalement différente, plus équilibrée en matière de rapports de pouvoir, quand elle se joue entre femmes. En général, c’est une manière mignonne, et parfois triste, qu’ont les femmes de se serrer les coudes. D’un même élan, on renforce l’idée que l’apparence est importante pour une femme et on crée un espace de solidarité et de soutien mutuel.
Les propos de Vergara, s’ils sont réducteurs, en disent beaucoup sur le rapport qu’une femme peut entretenir avec les remarques de rue en fonction de son âge. C’est ce que disait en 2014 Dana Stevens, dans un épisode de Culture Gabfest, un podcast de Slate.com, quand elle évoquait la fois où elle avait été sifflée dans la rue peu après son accouchement:
«Vous voyez le tableau: j’ai quasiment 40 ans, je viens d’avoir un bébé trois ou quatre mois auparavant, je marche dans mon quartier tout en lunettes, jean et T-shirt, comme une bonne daronne mal fagotée, quand je reçois une sorte de gentil compliment, poli, par deux types qui passent. Vous comprenez comment, à ce moment-là, alors que je me croyais être un sac à patates, j’ai ressenti le petit pincement du “j’ai encore le modjo”?»
«J’ai vraiment peur que, malgré tout le désagrément, et parfois le dégoût, que peuvent m’inspirer ces remarques, j’en vienne à me dire, lorsqu’elles cesseront, que je n’ai plus de valeur aux yeux du monde», déclarait de son côté Aisha Harris. À travers la pop culture et les normes esthétiques, les femmes sont socialement éduquées à croire que l’une de leur plus grandes contributions à la société est leur désirabilité sexuelle. Que lorsque leur beauté juvénile fane, ou ne se matérialise jamais, elles ne valent rien, ou en viennent à valoir moins. À n’importe quel âge, une femme mérite de se sentir belle et désirable, et de croire que le monde a besoin d’elle. Que les cris des hommes à son passage lui plaisent ou non, elle n’a pas à y attribuer sa valeur.