Silvio Berlusconi n'a plus le droit à l'immunité pénale: la loi votée en 2008 par sa majorité a été jugée inconstitutionnelle par la Cour constitutionnelle parce qu'elle viole le principe d'égalité entre les citoyens. La Cour constitutionnelle a prononcé sa sentence mercredi 7 octobre, au terme de polémiques qui ont duré des mois. Berlusconi a tout de suite déclaré que son gouvernement restait en place. S'il veut maintenant tenter à nouveau de se munir d'un bouclier qui le protège des nombreux procès dans lesquels il est impliqué, il devra faire voter par le parlement une loi constitutionnelle. La procédure est assez complexe: pour modifier la Constitution, la loi doit être approuvée à la majorité qualifiée par deux scrutins successifs, espacés d'au moins trois mois. Ensuite l'opposition a le droit de réclamer la tenue d'un référendum. Au bas mot, pas moins de six mois seront nécessaires. D'ici-là, le premier ministre italien pourrait se voir condamné dans au moins un des procès pour corruption dans lesquels il est cité. Que fera-t-il le cas échéant?
L'Italie est un pays difficile à expliquer et tout autant à comprendre. La sentence de la Cour constitutionnelle suffit déjà à le démontrer. De même que la bataille pour la défense de la liberté de la presse qui agite le pays en ce moment.
Tentons de nous mettre dans la peau d'un voyageur de l'espace qui aurait atterri par hasard sur la terre jeudi 1er octobre, en Italie, à Rome précisément, et qui serait reparti pour une nouvelle destination après deux jours d'escale. Facile d'imaginer les idées confuses qu'il aurait emportées de ce pays qui a vécu, en l'espace de 48 heures, tout et son contraire.
Voyons un peu.
Jeudi soir sur la télévision publique, aux heures de plus grande écoute, était diffusée une émission journalistique (Annozero - Année zéro - présentée par le journaliste Michele Santoro) dans laquelle une prostituée de Bari, Patrizia D'Addario, s'est épanchée pour l'énième fois sur ses heures passées au palais Grazioli dans le lit du président du Conseil, Silvio Berlusconi. C'était la fameuse nuit de l'élection de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis et on aurait aisément imaginé le premier ministre italien autrement préoccupé. Il était d'ailleurs attendu à une réception à l'ambassade des Etats-Unis où il ne s'est jamais montré.
Patrizia D'Addario, qui a nourri d'elle-même les gazettes tout au long de l'été, a raconté ce que les Italiens moyennement informés savent depuis des mois, mais dont ceux qui, pour s'informer, se contentent de la télévision publique et des émissions de Mediaset (propriété de Berlusconi) n'avaient jamais entendu parler, au moins de façon aussi explicite. Il va de soi qu'Annozero a fait le plein d'audience: sept millions de téléspectateurs. Berlusconi et ses hommes ont tout tenté pour empêcher cette retransmission dont la programmation était connue depuis des jours avec la prostituée des Pouilles en guest star. Mais nonobstant menaces, insultes et accusations en provenance de l'entourage du président du Conseil (ministres y compris), l'émission a été diffusée comme prévu. Berlusconi, qui est aussi un homme d'esprit, face à l'impossibilité de faire taire la blonde «escort» de Bari, s'était fendu d'une de ses pirouettes habituelles, qui font de lui un homme de communication si efficace: «L'émission de Santoro me rapporte des voix»...
Le samedi suivant l'émission, le 3 octobre, toujours à Rome, place du Popolo, s'est tenue une manifestation inédite à l'appel de la Fédération nationale de la presse (le syndicat des journalistes) pour la défense de la liberté de la presse. Se sont joints aux organisateurs, la CGIL (le plus important syndicat historique italien, un temps communiste), tous les partis et groupuscules de l'opposition ainsi que quelques journaux, la Repubblica et l'Unità en tête, les deux quotidiens contre lesquels Berlusconi a porté plainte dernièrement. (Rappelons toutefois qu'il y a dix ans de cela, Massimo D'Alema, homme de gauche alors président du Conseil lui-même, avait lui aussi porté plainte contre La Repubblica sans que personne ne s'en émeuve). Le président du Conseil a d'ailleurs qualifié cette manifestation populaire de «farce».
«Verité et pouvoir ne coïncident jamais»
Le rassemblement a pourtant réussi, avec 60.000 personnes présentes selon la police, (300.000 selon les organisateurs), les banderoles des partis et des syndicats qui avaient affrété de nombreux bus en provenance de Toscane et d'Emilie (les deux seules régions italiennes où le monopole politique de la gauche résiste) et le secrétaire du syndicat des journalistes a demandé à Berlusconi de retirer ses plaintes contre les journaux. Du haut de l'estrade, Roberto Saviano, devenu icône de la liberté d'expression depuis son livre Gomorra où il dénonçait la Camorra et qui le contraint désormais à vivre sous protection, a aussi prononcé un discours. Sous une pluie d'applaudissements, Saviano s'est écrié: «Vérité et pouvoir ne coïncident jamais».
La manifestation a suscité des réactions contrastées: preuve de résistance à la pression fondamentalement dictatoriale de Berlusconi pour les uns, comédie ridicule pour les autres. Les journaux étaient bien entendu divisés dans leur jugement, tandis que le directeur du Tg1, le journal télévisé le plus suivi d'Italie (dix millions de téléspectateurs chaque soir sur la première chaîne publique) est intervenu directement en vidéo pour accuser les organisateurs de subversion: ils veulent instaurer un régime médiatique et saper le régime démocratique. Grande première: jamais le journal le plus institutionnel d'Italie ne s'était transformé en organe de parti.
Revenons à notre voyageur de l'espace tombé par hasard dans cet étrange pays qu'est l'Italie. Pensera-t-il qu'il se trouve dans le pays le plus libre au monde, comme le laisserait croire naturellement l'émission télévisée d'Annozero, ou bien qu'il s'agit d'un pays où l'une des libertés les plus fondamentales des états modernes - d'expression, de la presse et de libre pensée - est sérieusement menacée? Avec laquelle de ces deux convictions retournera-t-il dans l'espace, notre voyageur égaré?
La vérité, Giampaolo Pansa, un vénérable du journalisme italien, ancien directeur-adjoint de la Repubblica pendant quinze ans, l'a écrite dimanche sur le Riformista (quotidien de gauche modérée, très critique à l'égard de la manifestation): en Italie, on vit désormais «dans une continuelle guerre civile de paroles». La faute aux «mauvais maîtres», dit Pansa: d'un côté Silvio Berlusconi, de l'autre Eugenio Scalfari, fondateur (et directeur pendant vingt ans) de La Repubblica, le journal qui s'est fait parti et a inventé de fait et orchestré la campagne de défense de la liberté de presse. Les responsables sont nombreux, mais il y a beaucoup de vrai dans la représentation de la dualité entre le chef du gouvernement et le grand journaliste, notamment dans la réduction du débat public à deux camps. Une radicalisation artificielle et hypocrite, où l'on joue à qui crie le plus fort.
D'un côté, il y a le chef de gouvernement le plus insolite de l'histoire du pays et des démocraties occidentales: un magnat de la télévision, arrivé au pouvoir après avoir créé de rien un parti dans l'Italie des années 90, quand le système politique traditionnel avait été dissout par les enquêtes judiciaires contre la corruption. Berlusconi appartenait organiquement à ce vieux système, l'un de ses produits emblématique et à sa façon d'ores et déjà une anomalie du point de vue de son monopole dans la télévision commerciale: une position que le vieux système politique lui avait offerte.
A peine ses anciens protecteurs avaient-ils disparus du devant de la scène, que Berlusconi est entré à son tour en politique. Et il l'a fait avec l'habileté et le talent du publiciste, de l'entrepreneur qui avait copié la télévision commerciale à l'Amérique et élaboré un système médiatique autour du message publicitaire. Le jeu lui a réussi en politique: il a rassemblé la galaxie dispersée de l'opinion publique modérée, ramené dans le jeu démocratique les héritiers du fascisme. Il s'est allié avec les nouveaux «barbares» de la Ligue du Nord, mettant sur pied un bloc de centre droit, foncièrement majoritaire en Italie.
Une culture de publicitaire
Sa culture reste celle du publicitaire qui considère l'information comme du divertissement. L'information critique lui est opaque, sa façon de s'exprimer est affirmative, jamais il ne participe aux débats. Son horizon politique est fondamentalement autoritaire et sa culture politique populiste. Les journalistes qui rament à contre courant sont des «vauriens». Il se voit en patron de l'entreprise Italie, ne comprend pas ceux qui lui posent des questions compliquées: pour lui, ses ennemis sont les ennemis de l'Italie. Il voudrait se mouvoir au sein d'un système politique présidentiel ou dans une charge de Premier ministre qui lui octroierait les pleins pouvoirs. Mais aussi secoué, affaibli, délégitimé soit-il, le système constitutionnel italien a tenu bon. De là l'impatience de Berlusconi à l'égard de ce et ceux qui lui font obstacle: les juges, lorsqu'ils ouvrent des enquêtes sur lui ou sur ses entreprises, et les journalistes, quand ils décrivent une réalité qui ne coïncide pas avec sa fiction personnelle. Ou même simplement quand certains vont à la pêche à ces informations qui agacent l'exécutif. Quand il souhaiterait simplement s'en tenir au récit de la radieuse fable de sa bonne gouvernance.
Depuis le printemps 2008, lorsque Berlusconi a remporté pour la troisième fois les élections et après que le trop frêle gouvernement Prodi a sombré, ballotté deux ans durant par sa coalition hétéroclite de centre gauche, la force indiscutable de son résultat électoral a permis l'affirmation d'un régime du leader, d'une dictature de la majorité et de son chef qui s'inscrivent parfaitement dans les limites de la démocratie (Marc Lazar a appelé cela la «démocratie du leader», relevant des similitudes avec le phénomène politique Sarkozy). Mais avec tout de même des aspects curieux que les opposants et les critiques du berlusconisme soulignent à raison. Le premier de tous est le conflit d'intérêt entre le Berlusconi homme d'Etat et le Berlusconi propriétaire d'un empire économique colossal qui s'étend des médias à l'édition en passant par la finance et mille autres activités, inextricable entrelacs de pouvoir. Et d'autres paradoxes certainement incompréhensibles à l'étranger. Par exemple, Roberto Saviano a publié son livre chez Mondadori, la grande maison d'édition de Berlusconi. Son cri sur la Place du Popolo («Vérité et pouvoir ne coïncident jamais») sonne faux, au moins dans le cas de son livre: celui qu'il accuse d'être le plus grand ennemi de la vérité est aussi l'éditeur de Gomorra.
Cette contradiction donne une idée de la complexité du cas italien et de la facilité avec laquelle on pourrait réduire le tout à une caricature. Il est exact que Berlusconi, du fait de ses positions aux commandes du gouvernement et de Mediaset, contrôle 90% de la télévision italienne (mais la situation française est-elle si différente?). Mais il est tout aussi vrai que lorsque ses collaborateurs maladroits organisent la diffusion en direct des images de leur chef remettant aux sinistrés du tremblement de terre des Abruzzes les premières maisons reconstruites, sans contradiction aucune en vue et en annulant de surcroît d'autres programmes d'information qui auraient pu lui faire de l'ombre sur d'autres chaînes, le tout se solde par un flop d'audience. Et cette soirée qui devait être triomphale pour le président du Conseil se transforme en une demi-farce quand finalement c'est une modeste fiction au programme d'une chaîne berlusconienne qui damne le pion de l'audimat au grand show gouvernemental diffusé en direct sur la première chaîne de la télévision d'Etat. Les journaux se repaissent de l'épisode avec une ironie amusée, sauf deux, Il Giornale et Libero, de stricte obédience berlusconienne.
C'est dans ce cadre que le scandale des fêtes organisées dans les résidences privées du premier ministre a éclaté cet été. Surtout celles de Villa Certosa en Sardaigne et du palais Grazioli à Rome. Une enquête sur les attributions des marchés publics dans le domaine de la santé à Bari (affaire dans laquelle sont aussi impliqués des politiciens locaux de centre gauche) a révélé un versant de la vie privée du Premier ministre digne d'un vaudeville: des soirées avec les amis sûrs habituels, un chanteur napolitain, des tas de filles, certaines rémunérées, d'autres simplement convaincues de décrocher une place dans une télévision. Toutes prêtes à veiller aux plaisirs du chef et à faire semblant de s'amuser follement devant l'inévitable projection des films de Berlusconi en compagnie de Georges Bush, heureuses de récolter à la fin de la soirée un petit papillon en or en souvenir éternel de la magnanimité du Premier ministre. Parfois, et au moins une fois, il est arrivé qu'une de ces jeunes femmes reste pour la nuit. A l'instar de Patrizia D'Addario interviewée sur la télévision d'Etat et devenue ainsi la paradoxale pasionaria du très composite front anti-Berlusconi. Il n'est pas un journal qui n'ait consacré une double page à un entretien avec la dame, comme si l'escort de Bari incarnait pour la gauche la dernière possibilité d'abattre Berlusconi.
Les chroniques «boccaciennes» des nuits berlusconiennes ont occupé l'été et se sont transformées en question politique principalement à cause de l'acharnement du quotidien La Repubblica qui, après avoir tenté en vain d'interviewer Berlusconi, a publié quotidiennement dans ses pages les dix questions qu'il souhaitait lui poser. Questions visant à comprendre si et dans quelle mesure la vie privée dissolue du président du Conseil pouvait avoir influé sa gestion de la chose publique. Berlusconi a considéré que les questions étaient offensantes, il en est résulté un bras de fer qui dure encore. A l'anomalie du chef du gouvernement s'est ainsi ajoutée la bizarrerie d'un journal qui s'est mué en parti, choisissant de concentrer sa force de frappe journalistique surtout sur des questions de mœurs dans la phénoménologie berlusconienne.
Une gauche pas crédible
Tout cela s'est produit alors que l'opposition parlementaire se signale principalement par sa faiblesse déconcertante, notamment le parti démocratique qui se débat depuis des mois dans une succession chaotique de Walter Veltroni. Les procédures byzantines de sélection de la classe dirigeante ont fait la démonstration que jusqu'à présent aucun vrai leader ne se dégage. Ainsi, La Repubblica a pris la tête de l'opposition et dans la radicalisation obsessive du discours public italien, a inséré sa variante de journal militant: qui est avec nous et appuie notre campagne est démocrate, qui n'est pas solidaire de nous est un suppôt de Berlusconi. C'est un message de mauvais maître que Pansa attribue à l'âme historique de La Repubblica, Eugenio Scalfari, lequel s'est traduit par cette campagne pour une liberté de la presse qui n'est certainement pas en péril.
L'appel à la défense de la liberté de la presse est parti des pages de La Repubblica, appel qui a ravivé une liturgie des années soixante-dix et instauré en Italie un présumé climat préfasciste. Les signatures ont plu par dizaines de milliers. On a été cherché et facilement trouvé la solidarité des grands journaux étrangers, attentifs, comme de juste, au thème de la liberté, mais tout aussi disposés - comme il arrive souvent - à superposer aux faiblesses italiennes le stéréotype «Italie», conformément à la mauvaise habitude encore persistante de s'amuser du manque de fiabilité de l'Italie sur la scène internationale.
Ainsi que l'a déclaré Marc Lazar à propos des Français dans une interview à La Stampa, les journaux «schématisent et banalisent», finissant par rendre incompréhensibles les raisons pour lesquelles la majorité des Italiens a voté et vote pour Berlusconi. Et ce n'est pas parce qu'en Italie il y aurait un déficit de liberté -Berlusconi a été battu deux fois aux élections, en 1996 et en 2006 - mais parce que son bloc politique est aujourd'hui majoritaire et sa force de leader, aussi affaiblie soit-elle, n'est pas en discussion. Comme dit le philosophe napolitain Biagio De Giovanni, quand la gauche se trouvera un leader crédible ainsi qu'un programme convaincant en mesure d'obtenir l'adhésion de la majorité des Italiens, elle s'arrêtera de crier à la fin de la liberté. Mais pour le moment, ce leader et ce programme se font attendre.
Quant à La Repubblica, le journal n'est pas même exempt du soupçon de conflit d'intérêt puisque son éditeur - Carlo De Benedetti, industriel et financier - est en lutte contre Berlusconi depuis plus de deux décennies pour la possession de Mondadori. Cette guerre où tous les coups étaient permis et qui s'était provisoirement conclue avec la médiation du vieux Giulio Andreotti, le Belzébuth de la politique italienne, a connu son dernier acte quelques heures après la manifestation de samedi: Berlusconi a été condamné à payer 750 millions d'euros à De Benedetti.
Heureusement que notre voyageur de l'espace a déjà mis les voiles, sinon le soupçon aurait pu lui venir que La Repubblica n'a pas joué sa partie dans le seul intérêt de la défense de la liberté de la presse mais aussi dans celui de son éditeur. L'Italie est compliquée, oui, ne tombez pas dans le panneau des explications simplistes qui jouent sur des mots séduisants comme «liberté». D'autant qu'à en mal user, comme disait Norberto Bobbio, on court un risque: «la liberté, on peut aussi la gâcher».
Cesare Martinetti
Traduit de l'italien par Florence Boulin
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Image de Une: Berlusconi, mercredi 7 octobre, à Rome. REUTERS/Tony Gentile