Un bébé géant, en couche-culotte et layette rose, la tétine à la bouche, en train de se rouler par terre. Bienvenue dans l’univers de «BB Talk», le dernier clip de Miley Cyrus, dont la diffusion, en décembre, a généré un raz-de-marée d’indignation dans la presse française («une nouvelle définition du malaise», «son nouveau clip incontrôlable», «une célébration de la maltraitance des enfants et de la pédophilie»). Sauf que «BB Talk» ne décrit en rien une gamine qui joue à l’adulte mais au contraire une adulte qui en a marre qu’on lui parle comme à une enfant, comme en témoignent les paroles «Fuck me so you stop baby talking» («Baise-moi, comme ça, tu arrêteras de me parler comme à un bébé»). Un malentendu à l’image de celui qui frappe régulièrement la pop-star ultra-bankable –elle était dix-septième au dernier classement Forbes des célébrités les mieux payées– mais qui galère, à la différence d’une Britney ou d’une Selena, à faire accepter sa transition post-Disney.
Après Hannah Montana, la série diffusée entre 2006 et 2011 grâce à laquelle elle est devenue l’idole des adolescentes, Cyrus s’émancipe avec une radicalité pas toujours bien comprise, notamment de notre côté de l’Atlantique. «La France n’est pas un pays pop. Du tout, nous rappelle Virginie Despentes, qui signait fin décembre un papier sur Madonna dans Elle. Essayez de retrouver des articles dans la presse française sur Madonna quand elle avait l’âge de Miley: il était impensable de la prendre au sérieux. Il a vraiment fallu attendre Ray of light et surtout Music, réalisé avec un Français, pour qu’on commence à imaginer que Madonna était plus qu’un produit vulgaire et sans aucun intérêt…»
Avant de changer son nom en Miley (une variation de son surnom d’enfance, Smiley), Cyrus s’appelait Destiny Hope. Son père, Billy Ray, star de la country qui l’a élevée avec sa mère Trish dans une ferme paumée près de Nashville, l’avait nommée ainsi en rêvant que son destin était d’apporter l’espoir au monde. À Stylist, on n’est pas loin de penser la même chose. Retour sur trois Video Music Awards –la grand-messe pop américaine qui récompense les clips–, pendant lesquels Miley Cyrus a attiré l’attention du monde entier, mais pas toujours pour les bonnes raisons.
1.VMA 2013Celle qu’on ne voulait pas voir grandir
Après une prestation tout en peluches géantes, body et creepers de «We Can’t Stop» (le clip, sorti deux mois plus tôt, a battu plusieurs records Vevo: 10,7 millions de vues en vingt-quatre heures, 100 millions de vues en trente-sept jours), Miley Cyrus est rejointe par Robin Thicke sur «Blurred Lines». En culotte soutien-gorge, un énorme Foam Finger (ces doigts en mousse de supporters) à la main, elle entame le twerk du scandale devant 10 millions de téléspectateurs. Cent-soixante-et-une plaintes sont déposées à la Commission fédérale des communications, le CSA américain. Anna Wintour, qui avait pourtant vu en elle une nouvelle icône de la mode, annule sa couverture en une du Vogue US. L’inventeur du Foam Finger l’accuse d’avoir «dégradé une icône». Mais sa prestation génère un million de gifs.

Miley Cyrus et Robin Thicke le 25 août 2013 aux Video Music Awards | Andrew H. Walker/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP
Pourquoi on a aimé: parce qu’en twerkant la langue pendue, Miley redéfinit la sexualité féminine. Dans le portrait que lui avait consacré Rolling Stones un mois après le scandale des VMA, Cyrus avait rétorqué que «personne ne parle de l’homme derrière le cul. C’était beaucoup “Miley twerke sur Robin Thicke” mais jamais “Robin Thicke saute sur Miley”. […] Visiblement, il y a deux poids deux mesures».
Si le monde s’est habitué à un certain féminisme pop à la Beyoncé (un mari, pas de scandale, des dollars en pagaille, un engagement politique de centre gauche), la sexualisation radicale de Cyrus est encore considérée comme de la pure vulgarité. D’autant qu’elle se situe hors des limites établies de la féminité puisque Cyrus ne cherche pas à être séduisante. Déjà en 2008, elle déclarait au magazine Seventeen: «Je ne veux pas avoir l’air jolie, je veux avoir l’air hardcore.» Démonstrations phalliques, grimaces cheloues, peluches géantes et attitudes de poupées cassées… Ses références sont plus proches du surréaliste Hans Bellmer et de son fétichisme pour les poupées ou de l’art brut d’Henry Darger et de ses Vivian Girls –ces charmantes petites filles munies de bites– que de l’univers de Disney.
Ce positionnement lui a naturellement valu de se faire détester par les parents de ses fans, plus habitués à la voir en bonne fille écoutant son papa dans Hannah Montana: dans un sondage réalisé en 2015 par Vouchercloud (une sorte de Groupon), Miley Cyrus est élue à 78% comme le plus mauvais exemple féminin pour leurs enfants par 2.287 parents britanniques. En même temps, on les comprend puisqu’elle a assumé de réaliser, en public, leur pire cauchemar (si vous connaissez des parents qui sont ravis de savoir que leur fille s’envoie en l’air dans la joie et l’exubérance, écrivez à la rédaction). «Le problème, c’est qu’elle a une figure d’enfant, qui dérange malgré elle, tente Paul Toupet, artiste plasticien avant-gardiste. À cause de ce visage, on peut soupçonner que ce qu’elle fait de sexuel n’est pas assumé. Un doute que l’on n’a pas pour quelqu’un comme Lady Gaga.»
2.VMA 2014Celle qu’on ne voulait pas voir militer
Jimmy Fallon annonce le prix du clip de l’année pour «Wrecking Ball» (celui de Terry Richardson, avec la boule de chantier…). Avec ce clip, Cyrus a battu son précédent record Vevo avec 19,3 millions de vues en vingt-quatre heures. Dans la salle, elle se lève, enlace un jeune homme blond, puis se rassoit, le laissant monter sur scène à sa place. Jesse Helt, sans domicile fixe, accepte le prix au nom des «1,6 million de fugueurs et de sans-abri à travers les États-Unis qui meurent de faim, sont perdus et craignent pour leur vie actuellement». Avant d’ajouter, sous les yeux en larmes de Cyrus: «Je le sais bien parce que j’en fais partie. Je suis passé par de nombreux centres. J’ai nettoyé vos chambres d’hôtel. J’ai joué les figurants dans vos films.» La cérémonie se déroule sans scandale, mais on soupçonne Cyrus de se donner bonne conscience (et de vouloir effacer le twerkgate).
L’activisme de Cyrus passe par la joie (peut-être la cause pour laquelle elle est la plus engagée) plutôt que par l’institutionnel
Pourquoi on a aimé: parce que Miley Cyrus applique un militantisme par l’exemple. Après ce happening social, ses fans inondent sa page Facebook (47 millions d’abonnés) pour y partager leurs propres expériences de vie dans la rue. Six mois plus tard, elle lance The Happy Hippie Foundation, qui lève des fonds pour créer des groupes de soutien en ligne pour les jeunes LGBT –particulièrement touchés par cette marginalisation– et leurs familles. Pourquoi appeler sa fondation Happy? Parce que l’activisme de Cyrus passe par la joie (peut-être la cause pour laquelle elle est la plus engagée) plutôt que par l’institutionnel. En guise de lancement, pas de grands galas compassés avec Sharon Stone ou Leonardo DiCaprio, mais une série de Backyard Sessions, des mini-concerts enregistrés à la coule (et en pyjama) depuis son propre jardin avec Joan Jett, qu’elle admire depuis l’enfance, ou encore Ariana Grande, déguisée en souris. Un mois plus tard, elle s’associe avec Instagram pour lancer la campagne InstaPride, qui met à l’honneur des transgenres dans une série de photos ultra-gaies et léchées.
«À 22 ans, elle est peut-être la plus invraisemblable activiste de sa génération et aussi l’une des plus puissantes», avançait le magazine Paper en juin 2015, numéro dont Cyrus faisait la couverture. Même sa vie amoureuse ressemble à un manifesto. Elle s’affiche avec autant d’enthousiasme aux côtés de Stella Maxwell, l’une des anges de Victoria’s Secret, qu’avec Liam Hemsworth, le beau gosse d’Hunger Games (team Peeta, on ne vous a toujours pas comprise), qu’elle serait une fois de plus sur le point d’épouser. En réalité, elle se rapproche de la nouvelle façon de militer des beyonders. Comme l’expliquait Primavera de Filippi, juriste, artiste, chercheuse et activiste, à Rue 89, «tu peux être un “insider”: tu entres dans le système pour essayer de le modifier. Tu peux être un “outsider”: tu protestes depuis l’extérieur pour le faire changer. Ou tu peux être un “beyonder”: tu crées un système alternatif, qui coexiste pacifiquement avec le système actuel. Avec l’espoir que si ça marche, les gens vont se mettre à le rejoindre».
3.VMA 2015Celle qu’on croyait mainstream
Deux ans après la sortie de Bangerz, Miley Cyrus revient aux VMA, mais cette fois, pour les présenter. Preuve qu’Hollywood ne peut pas se passer d’elle. Ce qu’elle a annoncé sur son Instagram à l’aide de deux photos. La première, où elle est déguisée en alien/femme sandwich avec le message «MTV won’t let me perform». La seconde, à visage découvert: «So I’m hosting this year’s VMA» («MTV ne veut pas que je monte sur scène/Alors je serai la maîtresse de cérémonie des VMA cette année»). Après deux heures et demie de show qui ressemblent à une grande fête d’ados weirdos, Miley Cyrus dévoile un nouveau single, «Dooo it!», entourée de trente drag-queens (d’anciens candidats à l’émission de téléréalité «RuPaul’s Drag Race») et des membres des Flaming Lips, un groupe de rock indé et psychédélique –Cyrus avait participé à leur album de reprises des Beatles With a Little Help from My Fwends– tous déguisés en animaux domestiques morts de Miley. À la fin de la performance, elle fait une Beyoncé en annonçant la sortie de son dernier album, Miley Cyrus and Her Dead Petz. Sauf que contrairement à la Queen B, elle le rend dispo gratuitement sur Soundcloud le soir même.
Pourquoi on aime toujours: parce qu’elle incarne la disparition de la frontière entre le mainstream et l’underground. Après l’immense succès de Bangerz, qui a fait d’elle la première artiste de moins de 21 ans à avoir classé cinq albums numéro 1 dans le Billboard, Miley délaisse les grosses productions pour un album plus torturé et conceptuel et une fabrication artisanale. Alors que Bangerz a coûté autour de 2 millions de dollars à produire, Miley Cyrus and Her Dead Petz s’enregistre pour à peine 50.000 dollars.
Wayne Coyne, leader des Flaming Lips, avait déclaré au site Billboard: «Son studio est une toute petite pièce avec un bureau et Miley y était assise en train de mixer. J’ai pensé: “Je ne vois vraiment pas Beyoncé faire ça.” Je n’ai rien contre Beyoncé. C’est juste que je ne la vois vraiment pas faire ça. C’est tellement punk rock.» À l’arrivée, un succès commercial bien moindre, mais un accueil plus enthousiaste de la critique. Le New York Times salue cette «version différente, résolument non commerciale d’elle-même», le chanteur John Mayer «un chef-d’œuvre d’un génie détraqué» et Elton John «un truc qui vous prend par surprise […], qui aurait pu arriver durant les années 1960».
Le début pour Miley d’une reconnaissance méritée? Oui, mais à une seule condition selon Auréliano Tonet, rédacteur en chef du service culture du Monde (et auteur d’un article sur les liens entre Ariana Grande et les arias italiennes): «Quand le reste de la pop se situe plutôt au centre gauche, Miley Cyrus a basculé du côté de Debord et des situationnistes, quitte à se couper d’un public plus large. C’est elle qui est allée le plus loin dans la radicalité. Mais sans un grand titre qui finira par faire d’elle une vraie créature pop, elle va devenir complètement underground, ce qui la condamnerait à un impact moins important au niveau sociétal.» Mais franchement, ce serait vraiment dommage de laisser Taylor Swift prendre la place.