Vercingétorix n’était pas le chef héroïque d’une nation gauloise unie qui n’est pas l’arrière grand-mère de la nation française, la majorité des Français n’étaient pas résistants durant la Seconde Guerre mondiale et les premiers jours de la Révolution française ne sont pas des jours illustres façon La Liberté guidant le peuple d’un peuple pacifique épris des idéaux des Lumières. Tous ces mythes font partie du «roman national»: sorte de système historique qui commence à se développer à la fin du XIXe siècle et qui consiste à faire de l’histoire officielle et enseignée un récit plus ou moins fantasmé, tout dédié à susciter l’amour de la patrie.
L’historien Ernest Lavisse, chantre du «roman national», traumatisé par la défaite française face à la Prusse en 1870, en fera l’œuvre de sa vie à travers ses manuels, qui servent de base à l’enseignement de l’histoire durant la majeure partie de la IIIe République. On peut par exemple lire à propos de Vercingétorix, dans Histoire de France, Cours moyen publié en 1884:
«La Gaule fut conquise par les Romains, malgré la vaillante défense du Gaulois Vercingétorix, qui est le premier héros de notre histoire.»
Si la recherche historique a depuis, fort heureusement, beaucoup évolué, la mémoire collective s’est, elle, accrochée à ces mythes nationaux. Mais peut-être plus pour très longtemps: il semblerait que la pop culture se charge depuis une dizaine d’années de les déconstruire et de nous réapprendre notre histoire. Nous en avions bien besoin.
Une histoire «acceptable»
La première série à avoir initié cette tendance est sans doute Rome, diffusée sur la chaîne américaine HBO de 2005 à 2007. Si elle prend de nombreuses libertés quant à la chronologie des événements, elle représente néanmoins la Rome antique d’une manière jugée pour une fois crédible par les historiens. Loin de la représentation acidulée et carton-pâte de la Rome des péplums, celle-ci est salle, violente, impitoyable. Il ne s’agit plus seulement de faire porter aux acteurs des sandalettes en cuir et des couronnes de lauriers dorés pour signifier très subtilement qu’ils sont romains. Mais de reconstituer, au moyen d’un budget faramineux et d’un souci absolu du détail, la vie dans la cité antique.
Depuis, le nombre de séries ou objets de pop culture suivant son sillage se sont multipliés: Les Tudors, Borgias, Wolf Hall, The Mil, The Knick, Boardwalk Empire, Peaky Blinders...

Elisabeth Moss, Vincent Kartheiser / Frank Ockenfels 3/AMC
La façon dont les séries s’attachent désormais à décrire avec une franchise plus crue l’époque dans laquelle elles se situent est flagrante dans Mad Men par exemple. Diffusée entre juillet 2007 et mai 2015 sur AMC, la série devenue culte a permis de mettre à jour une nouvelle perspective sur les années 1960. On peut évaluer le décalage entre elle et Happy Days, une autre série qui se déroulait dans les années 1960, mais diffusée vingt ans plus tôt: entre 1974 et 1984. L’incroyable succès de Happy Days trahissait une certaine nostalgie pour une Amérique de la fin des années 1950-60 totalement idéalisée et déconcertante de naïveté, dont tous les problèmes sociaux et culturels avaient été effacés, pour ne pas dire refoulés.
Un Village français contre le résistantialisme
En France, le cas d’Un Village français (qui se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale) est exemplaire. Comme l’explique l’historien Henry Rousso dans Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, la politique d’après-guerre et plus particulièrement le gaullisme ont fabriqué le mythe de la France résistante – le «résistantialisme»–, qui voudrait que la France entière se soit opposée aux occupants allemands, alimentant la bonne tradition du roman national. Cette croyance, quand elle a été forgée, répondait à un besoin de reconstruction de la France. La réalité est évidemment beaucoup plus mitigée: dans les premières années de la guerre, les rangs de la Résistance sont pour le moins maigres et, jusqu’à la fin, les résistants restent très minoritaires.
Cette France résistante fantasmée a donné lieu, comme l’explique Henry Rousso, à un processus de refoulement de la culpabilité traumatique que personne ne voulait ni assumer, ni même discuter. Or dans les six saisons d’Un Village français, les scénaristes, épaulés par un historien spécialiste de la période, Jean-Pierre Azéma, déconstruisent ce mythe pour montrer le quotidien beaucoup moins glorieux et manichéen d’habitants d’une petite ville. Sans être tous collaborateurs, les personnages de la série tentent pour la plupart, avant tout, de s’en sortir, et l’appel du général de Gaulle n’est pour beaucoup qu’un lointain écho. Aucun des personnages n’est foncièrement bon ou foncièrement méchant, aucun n’est héroïque ou abject à chaque occasion. Le chef d’entreprise Raymond Schwartz n’hésite pas à faire du commerce avec des entreprises allemandes (il faut bien continuer à travailler) mais entre finalement en résistance, par amour plus que par conviction politique. Hortense Larcher, sans être nazie, tombe éperdument amoureuse du chef du service de renseignement nazi, Heinrich Müller. Elle sera tondue devant toute la ville à la Libération.
Audrey Fleurot dans le rôle d’Hortense Larcher et Robin Renucci, Daniel Larcher © Laurent DENIS / Tetra Media Fictions / Terengo / FTV 2014
Frédéric Krivine, coscénariste de la série phare de France 3, déclarait sur France Inter en octobre 2015: «La saison 6 d’Un Village français va à l’encontre de la vulgate historique sur la sortie de la [Seconde Guerre mondiale]. La civilisation suppose aussi du refoulement.»
Un mois plus tard, le metteur en scène Joël Pommerat, auteur de Ça ira (1), fin de Louis, pièce retraçant les premiers mois de la Révolution française, déclarait sur la même radio:
«La Révolution française a fondé notre pacte républicain et notre système de société donc on est obligé de lui inventer une histoire qui soit acceptable par tous alors que cet événement est complexe, conflictuel, très violent.»
Il précisait que les premiers jours de la Révolution française et le 14-Juillet en tête ne sont pas franchement des jours illustres mais ont été réécrits pour servir de socle chronologique national:
«Le 14-Juillet à la Bastille, qu’on commémore chaque année, [...] il s’est passé des choses très sanglantes et un peu trash: on a décapité des gens; deux grandes figures du système politique en place ont été lynchées par la foule. Le gouverneur de la Bastille et l’administrateur de la ville de Paris ont été massacrés par la foule. Le 14-Juillet est déjà un événement très sanglant, alors que pour pacifier cette révolution on a tendance à dire: voilà, il y a la bonne Révolution de 1789-90, intelligente, pacifique et puis il y a la Révolution violente. Mais la Révolution, dès 1789, a des aspects très durs.»
Ce que montre bien sa pièce, à l’encontre d’une version plus couramment entendue.
Sous un format différent, l’émission grand public de M6 «L’histoire au quotidien», diffusée en prime time, s’attache aussi à déconstruire les mythes nationaux. N’en déplaise à notre cher Stéphane Bern, le programme n’a pas pour sujet central un somptueux château de la Loire aux mille secrets ou un duc de Bourgogne dévergondé mais l’histoire peu ou pas racontée, celle de l’évolution des façons de vivre des Français, des techniques, des mœurs, des progrès sociaux: tous les petits et grands bouleversements souvent déconsidérés par les manuels d’histoire.
Mac Lesggy.© Julien Knaub/M6
Changement de perspective
Cette tendance culturelle anti-Lavisse est l’écho tardif et salutaire d’un changement de perspective radical sur l’histoire dans les milieux académiques depuis l’École des Annales, courant historiographique né sur les décombres de la Première Guerre mondiale.
Selon l’historienne Marjolaine Boutet, spécialiste des séries et qui épaule Mac Lesggy pour présenter «L’histoire au quotidien», l’école méthodique et le Petit Lavisse sont responsables de ce roman national fantasmé et encore très présent. Mais la Première Guerre mondiale a ensuite mené à une prise de conscience: les historiens qui avaient alors fait la guerre ont compris que cette histoire nationaliste menait «à la haine et au massacre des autres», selon Marjolaine Boutet, et «de cette expérience est née une envie de poser d’autres questions au passé, et de faire de l’histoire autrement, en s’intéressant aux grandes masses économiques, sociales et au temps long».
Dans les années 1970 émerge la dernière école historique en date: celle de «La Nouvelle histoire», prolongement et approfondissement de l’École des Annales. Ses historiens –les très médiatiques Jacques Le Goff et Pierre Nora en sont les principaux représentants– s’intéressent au culturel, à l’individu, aux mentalités et aux représentations.
Nous avons pris conscience «que l’histoire est un récit forcément dépendant de celui qui l’a fait. On assiste aussi au cours du XXe et XXIe siècle à un individualisme de plus en plus présent qui fait que l’individu intéresse mais les grands hommes intéressent de moins en moins», précise l’historienne. On privilégie les gens ordinaires, pris dans leurs différences «parce qu’on commence à penser l’humanité dans sa diversité».
Les séries historiques sont devenues historiennes, dans la mesure où elles s’intéressent à la même chose que nous, historiens académiques
Marjolaine Boutet
C’est tout ce mouvement de fond que l’on retrouve à l’oeuvre dans la pop culture aujourd’hui:
«Tout cela se répercute dans nos façons de raconter des histoires et c’est pourquoi on retrouve cela dans les séries et pourquoi je trouve que depuis la série Rome, les séries historiques sont devenues particulièrement intéressantes: elles sont devenues historiennes, dans la mesure où elles s’intéressent à la même chose que nous, historiens académiques.»
Le «temps long» des séries
Que les séries commencent à se faire «historiennes» est une très bonne nouvelle, car si l’historiographie déconstruit les mythes, ils restent très présents dans les croyances communes, et nuisent à la compréhension de notre histoire et du monde en général. Les médias de masse, instruments privilégiés de la construction de notre mémoire collective, commencent à devenir une source de nuance de ces mythes.
Et il est logique que les séries soient en première ligne dans cette déconstruction et ce prolongement des Annales et de la Nouvelle Histoire auprès du grand public. Marjolaine Boutet:
«Les séries historiques s’intéressent à l’individu dans son quotidien, ce que ne peut pas faire un film qui porte forcément sur les choses marquantes de la chronologie. Les séries permettent de s’intéresser au temps long, aux gens ordinaires et c’est ce que montre très bien Mad Men. Des événements sont traversés par les personnages mais ne changent pas radicalement leur vie, du moins pas du jour au lendemain ou pas des façons dont on pourrait l’imaginer. C’est extrêmement intéressant parce que c’est tout à fait en accord avec notre façon aujourd’hui de comprendre, d’écrire et d’enseigner l’histoire.»
Mad Men a ainsi présenté, dans la perspective du «temps long» –cher à l’École des Annales, Fernand Braudel en tête– les évolutions sociales, culturelles, les mœurs changeantes d’une Amérique des années 1960 en plein questionnement et en plein bouleversement. Par exemple, à travers le parcours initiatique du personnage de Peggy Olson, qui commence en jeune secrétaire effacée de Don Draper et devient au fil des saisons son bras droit et son égale, la série traite dans cette perspective de long terme les changements progressifs de la place des femmes dans la société américaine, et les combats quotidiens que cette nouvelle place implique.
L’ascension de Peggy Olson se fait d’ailleurs le miroir inversé de la descente aux enfers de Betty Draper. Au début de la série Betty, femme du personnage central Don Draper, incarne à la perfection le canon de l’épouse américaine idéale. Mais son parcours se fait de plus en plus noir au fil des saisons, symbole de cette vieille Amérique fantasmée qui décrépit peu à peu.
La peur du déclin
En montrant une vision moins idéale de l’histoire, toutes ces séries soulignent aussi la souffrance –plus ou moins grande– ou la perte de repère des individus face aux bouleversements de l’histoire. Dans Mad Men, c’est l’homme blanc, l’Américain triomphant qui perd peu à peu sa suprématie; dans Un Village français, ce sont tous les habitants d’une petite ville qui sont au quotidien confrontés à des choix atroces; dans Versailles, série de Canal+ sur Louis XIV diffusée fin 2015, ce n’est pas le Roi Soleil que nous avons connu dans nos manuels mais plutôt un jeune roi ambitieux et malmené, qui peine à asseoir son pouvoir. Un portrait bien éloigné du roi omnipotent de cette peinture de Hyacinthe Rigaud reproduite dans tous nos manuels d’histoire:
La série s’est adjointe les services d’un conseiller historique, Mathieu Da Vinha, historien spécialiste de la période et directeur scientifique du centre de recherche du château de Versailles. Il explique:
«On assiste à la construction d’un homme qui n’est pas pleinement roi quand il arrive. Même s’il a tous les pouvoirs entre les mains lorsqu’il naît (on est dans une période d’absolutisme), tout ne se fait pas comme ça. Il y a ce côté profondément humain qui est rendu par la série et qui est très intéressant. Par ailleurs les relations avec son frère sont particulièrement bien rendues. Le fait que Monsieur soit ouvertement homosexuel était connu à la cour: Monsieur mettait du rouge à lèvre, du fard, du rose sur les joues et Louis XIV, qui exécrait pourtant l’homosexualité, la tolérait chez son frère parce que cela lui permettait de le canaliser. Il accordait des faveurs à Monsieur pour ses favoris et c’est ainsi qu’il satisfaisait ses revendications. L’homosexualité était acceptée à la cour, il y avait beaucoup d’homosexuels et de bisexuels, y compris dans la famille royale, notamment le Grand Condé, cousin du roi ou encore le duc de Vendôme qui était l’arrière-petit-fils de Henri IV.»
Versailles illustre le besoin de voir au plus près les côtés moins officiels et moins illustres de l’histoire, paradoxalement pour se rassurer face à cette peur endémique et très actuelle: la peur du déclin. Ainsi, selon Marjolaine Boutet:
«On pose toujours des questions au passé qui sont influencées par notre présent, et ce qui nous hante en ce moment, nous, sociétés occidentales, c’est l’obsession du déclin. De ce fait on va s’intéresser à d’autres périodes de déclin ou de changement social pour voir comment on s’est adaptés. Le récit de façon générale, et les séries télévisées en particulier, sont là pour nous rassurer, pour nous aider à affronter le présent. Voir des personnages qui ont vécu des périodes pires que la nôtre nous rassure parce que, si nos parents, grands-parents, arrière-grands-parents ont survécu et si on est toujours là, peut-être que nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants seront toujours là.»
La fiction face aux mythes
Mais la fiction a-t-elle la force de contrer les mythes nationaux et officiels? On aura évidemment plus tendance à se méfier d’un récit présenté comme fiction bien que s’appuyant sur des faits historiques que d’un récit présenté comme «purement» historique bien que biaisé. Mais cette méfiance elle-même peut être fertile.
La pièce de Joël Pommerat, Ça ira (1), fin de Louis, sur les premiers mois de la Révolution française, ne s’attarde volontairement pas sur un niveau d’historicité extrêmement élevé. Des femmes y sont par exemple élues des États généraux et de l’Assemblée constituante: un fait historiquement faux et intentionnel de la part du metteur en scène, pour interroger le débat et l’héritage politiques de la Révolution française.
Ce rôle très important des femmes dans la pièce a éveillé ma curiosité et m’a conduite à faire quelques recherches sur le rôle qu’elles ont effectivement tenu dans la Révolution. Or comme le montre l’historienne spécialiste de la Révolution française Dominique Godineau, dans Citoyennes Tricoteuses – Les femmes du Peuple à Paris pendant la Révolution française, les femmes ont eu un rôle bien plus actif dans les années 1790 que celui qu’a bien voulu leur laisser les livres d’histoire. Elles participaient effectivement aux débats, non en tant qu’élues ni même en tant que votantes mais en prenant part aux discussions dans des clubs, dans des sections. C’est l’histoire de la Révolution écrite au XIXe siècle qui n’a fait de ces femmes que des écervelées au pied des guillotines, outrancières et assoiffées de sang. C’est donc cette propension à éveiller la curiosité, à questionner le récit historique officiel qui peut être salvateur dans la fiction.
Mathieu Da Vinha l’explique au sujet de Versailles:
«Ce qui m’intéressait particulièrement, c’était le fait que ce soit une fiction. Si ça peut attirer les gens et les intéresser à Louis XIV et à Versailles, en allant vers la littérature et les biographies sur Louis XIV, je suis très satisfait. De même, pour les autres séries, si ça peut amener les gens à lire des historiens, j’en suis aussi ravi. La difficulté, c’est que beaucoup de gens risquent de dire “si, c’est vrai, je l’ai vu dans la série”, tandis que justement c’est une fiction historique. Mais peut-être cela aiguisera-t-il l’esprit critique. Si les gens veulent en savoir plus, ils peuvent aller voir différents livres, puisque les historiens ne sont pas toujours d’accord.»
Tibo et Anouchka / Capa Drama / Zodiak Media / Incendo / Canal+
Les erreurs et la légende
Si, comme toutes les séries historiques, Versailles prend des libertés (par exemple sur la sexualité des courtisans et du roi, présentée comme totalement débridée; ou sur la légende de la fille noire de Louis XIV racontée en apogée du pilote de la série), ces prises de liberté ne sont pas dangereuses, selon Marjolaine Boutet, au contraire:
«La légende fait partie de l’histoire. Il y a des faits qui sont graves à contester et d’autres non.»
Mathieu Da Vinha ajoute d’ailleurs, à propos de l’enfant noire et de la fameuse phrase «L’État c’est moi!» –qui n’a jamais été prononcée par Louis XIV mais inventée au XIXe siècle par l’historien Pierre-Edouard Lemontey, et pourtant criée par un Louis XIV furieux dans la série:
«L’enfant noire, on sait que c’est une légende mais on n’en connaît pas la réalité exacte, c’est un amalgame de plusieurs légendes dont les scénaristes auraient eu tort de se priver. En ce qui concerne “L’État c’est moi!”, je n’étais pas vraiment pour, mais ils ont aussi besoin de rattacher le public à ce qu’il connaît de Louis XIV et la manière dont c’est dit, dans un moment de fureur, peut s’y prêter.»
L’historien a d’ailleurs publié Versailles, Enquête historique comme complément de la série pour les téléspectateurs plus curieux. On peut lire, dès l’introduction du livre, un passage sur un décalage entre la série et la réalité à propos de la mort d’Henriette d’Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, présentée dans la série comme ayant eu lieu à Versailles tandis que Madame a connu ses dernières heures dans la résidence royale de Saint-Cloud. L’historien écrit:
Immanquablement, pour respecter les codes de la fiction et satisfaire le téléspectateur, la fiction emprunte à l’histoire des faits réels qu’elle adapte à sa dramaturgie
Mathieu Da Vinha
«S’agit-il d’une erreur? Oui, mais d’une erreur volontaire. Immanquablement, pour respecter les codes de la fiction et satisfaire le téléspectateur, la fiction emprunte à l’histoire des faits réels qu’elle adapte à sa dramaturgie. De surcroît, cette erreur est vraisemblable. […] À nous maintenant d’éclairer la fiction en la confrontant parfois avec la réalité historique: après avoir relevé la manière dont le cadre s’est mis en place, il faudra examiner les personnages, les grands faits du début du règne, sans oublier de dépeindre la vie à la cour, alors la plus puissante et importante d’Europe.»
Comprendre la société
Marjolaine Boutet insiste: «Je n’ai jamais eu peur de la fiction parce que je crois que l’émotion, les sensations peuvent aider à la compréhension et à la connaissance.»
À l’inverse, déterminer la part de vérité montrable et visible dans la fiction peut aider à comprendre la société et les sujets encore trop sensibles:
«Les séries télévisées m’intéressent en tant que document historique parce que précisément, surtout celles qui ont du succès et celles qui n’en ont pas, elles montrent ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas par une population à un moment donné.»
Le succès incroyable de la série britannique Downton Abbey, qui raconte la vie quotidienne d’une famille aristocratique anglaise et de ses servants, du Titanic à l’entre-deux-guerres dans une version édulcorée et pleine de bons sentiments –car la famille Crowley s’adapte tant bien que mal mais toujours avec bienveillance à la modernité–, trahit une certaine nostalgie pour cette époque, ici fantasmée. À l’opposé, The Mill, autre série britannique et échec total auprès du public –elle a été achevée dès la deuxième saison– montrait avec beaucoup de réalisme un fait de l’histoire anglaise beaucoup plus dur et quasi insoutenable à regarder: l’exploitation des enfants dans les premières usines de la révolution industrielle.
Frédéric Krivine, dans son interview sur France Inter en octobre 2015, déclarait que «faire une grande série sur la guerre d’Algérie ce serait très intéressant et ça gratterait de façon encore plus aigüe» qu’Un Village français. La guerre d’Algérie est aujourd’hui probablement l’une des périodes les plus sensibles de l’histoire contemporaine de France.
«Le refoulement dans la société, ou plutôt la dénégation de la guerre d’Algérie [se trouve] dans la méconnaissance de l’histoire coloniale», explique l’historien Benjamin Stora dans Mémoires dangereuses, un livre d’entretien avec le romancier Alexis Jenni. Il s’adresse à lui en précisant «C’est très sensible dans le cinéma, et la littérature, et à cet égard, votre roman, L’Art français de la guerre est très révélateur d’un désir français, nouveau, de s’approprier cette histoire pas si lointaine.»
Si ce désir s’exprimait dans une série, il pourrait toucher un plus grand public et fouiller une plaie béante de l’histoire de France, qui aurait bien besoin du «temps long» de Braudel et des séries pour être pansée.