Chuuuuuuuuut. Chut! Merci de respecter le silence de ces lieux. Merci de ne pas apporter de boisson et de nourriture. Ah, la bibliothèque! Ce lieu paradoxal où élèves et/ou étudiants se rendent volontairement pour se forcer à travailler. Mais vous l'avez peut-être remarqué, on ne voit pas beaucoup de bibliothèques dans les fictions françaises alors que ces scènes sont un classique des films américains: S.O.S. Fantômes débute à la New York Public Library qui est aussi le refuge du Jour d’après, la bibliothèque d’Harry Potter est magnifique et magique –les livres se rangent tous seuls–, celle de Breakfast Club, déprimante. Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi les fictions françaises sont si pauvres en scènes de bibliothèque (cela fonctionne aussi pour les livres). Peut-être que les nôtres ne constituent pas un espace de vie aussi important, notamment à cause des horaires extrêmement limités de ces établissements.
Pour tenter d'y remédier, Najat Vallaud-Belkacem et Thierry Mandon ont annoncé ce lundi 1er février 2016 un «plan bibliothèque». L’idée est simple: élargir les horaires d’ouverture des bibliothèques universitaires, par exemple, le soir jusqu’à 22 heures, la journée du samedi et même, pour quarante villes, le dimanche après-midi, indique le communiqué des ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
Car c’est un des points noirs de l’université française, ainsi que nous le rappelle Le Monde:
«Avec leurs 61 heures d’ouverture moyenne par semaine, contre 65 en Europe et 69 en Allemagne, l’amplitude horaire insuffisante des bibliothèques universitaires (BU) françaises a été régulièrement montrée du doigt ces dernières années. Près de la moitié des 480 BU françaises n’ouvrent pas au-delà de 19 heures.»
La situation est très variable d’un pays ou même d’une ville à l’autre. Il existe même une bibliothèque ouverte 24 heures sur 24 en Belgique, à Namur.
La mesure annoncée cette semaine devrait être financée grâce à un appel à projets de 12,7 millions d’euros entre 2016 et 2019 auprès des regroupements d’établissements et des établissements de l’enseignement supérieur.
C’est un scandale de voir dans ce pays des lettres et de la littérature qui est le nôtre des bibliothèques ouvertes seulement une trentaine d’heures par semaine
Patrick Weill
Donc la mesure ne sera pas mise en place partout et cela mettra probablement plus de temps que prévu.
Une disposition de la loi Macron
Et si les bibliothèques universitaires sont fermées, les bibliothèques municipales ne sont pas là pour palier aux manques d’endroits où aller travailler le soir ou le week-end. Le politologue Patrick Weil, militant de la cause bibliothécaire et fondateur de l’ONG Bibliothèques sans frontières, a d’ailleurs lancé en 2014 un appel pour une ouverture élargie des établissements, qui dresse un constat alarmant, chiffres à l’appui:
«C’est un scandale de voir dans ce pays des lettres et de la littérature qui est le nôtre des bibliothèques ouvertes seulement une trentaine d’heures par semaine. En fait, seules 6% des bibliothèques françaises sont ouvertes plus de 30 heures par semaine, quand les gens travaillent, les élèves sont à l’école… Pour prendre un exemple, à Amsterdam, on est à 80 heures d’ouverture hebdomadaires.»
L’ouverture des bibliothèques le dimanche était une disposition de la loi Macron… Mais ces décisions dépendent des universités, des institutions, des communes, et on en a peu reparlé. Une ville comme Paris peut compter sur la BNF, Sainte-Geneviève, Cochin pour la médecine ou encore la BPI du centre Georges-Pompidou (ouverte à tous) mais quid de Lille? Marseille ne compte que huit bibliothèques municipales et leurs horaires sont particulièrement restreints.
Le luxe du silence
Alors, comment comprendre, à l’heure des cours en ligne et des livres numérisés, ce besoin de bibliothèques chez toute une population jeune?
De multiples facteurs peuvent expliquer cette nécessité d'avoir un lieu de travail extérieur même sans nécessairement consulter de livres: une population estudiantine importante et croissante, plus modeste aussi, des logements exigus ou partagés, le prix élevé des consommations dans les cafés, le besoin de tranquillité, de solitude… ou de compagnie.
Charlotte, 23 ans, parisienne, plébiscite la bibliothèque Sainte-Barbe, hélas pour elle fermée le dimanche. Selon cette étudiante en géographie, ce sont les conditions de travail au sein de l’établissement qui font la différence:
«Sainte-Barbe est mieux chauffée. Il y a de la moquette, certaines filles viennent en survêtement et apportent leurs chaussons pour travailler confort.»
Les avantages de la maison sans les inconvénients. Mais la principale raison avancée par les étudiants, c’est le besoin impératif de se concentrer pour travailler. Charza, 24 ans, qui vient de terminer ses études à Sciences Po en juin dernier, a toujours eu une approche pragmatique du sujet:
«Une fois que tu t’es ennuyée à aller à la bibli, t’as intérêt à remplir ton contrat avec toi-même! Tu bosses.»
L’atmosphère propice au travail est essentielle tout comme le silence. Presque un luxe aujourd’hui. À commencer par la distance avec un frigo et toutes ses petites distractions de la maison.
Le culte de l'attention
Jean-Philippe Lachaud, directeur de recherche en neurosciences cognitives et spécialiste de l’attention, ne dit pas autre chose:
«Deux éléments sont importants à mon sens: moins de distractions (pas de télévision par exemple mais gare à la connexion internet!) et l’effet rituel. Ce dernier est important car le cerveau est capable de reconnaître un contexte et les règles qui y sont associées. Les individus ressentent profondément ces contraintes et associent mécaniquement des manières de se comporter à des lieux, c’est valable dans les transports.»
Le fait que ce soit des lieux physiques est important: le bâtiment et ses murs matérialisent la séparation avec le monde du dehors
Jean-Philippe Lachaud
C’est presque pavlovien en fait! Mais le chercheur va plus loin… car pour lui, comme nous l’avons tous remarqué, l’époque n’est pas très propice à la concentration: nous sommes de plus en plus sollicités, par la publicité dans l’espace public par exemple, et bien sûr par les moyens de communications que nous utilisons en permanence.
«Des lieux comme les bibliothèques sont d’autant plus essentiels qu’il est de plus en plus difficile de trouver du calme pour le cerveau. Le fait que ce soit des lieux physiques est important: le bâtiment et ses murs matérialisent la séparation avec le monde du dehors. Les bibliothèques, leur silence et leurs rituels sont des lieux de culte de l’attention.»
À chacun sa bibliothèque
Lieux de culte donc, qui devraient, reconnaît le chercheur, bénéficier d’une meilleure accessibilité. Les nouveaux horaires sont une bonne chose, pense-t-il, mais il faut se méfier de l’absence de contrainte qui n’enjoint pas nécessairement à l’efficacité. Être contraint par le temps est souvent le meilleur gage d’efficacité! Un point de vue que ne partage pas forcément Charza:
«Je fréquentais la BPI parce que c’est plus pratique et parce que j’étais avec des potes. C’est un endroit où je pouvais me concentrer vraiment car cette bibliothèque ferme tard [22 heures, ndlr] et je suis beaucoup plus efficace quand je sais que j’ai du temps devant moi et que je ne dois pas me stresser avec ça.»
Une école sélective, et dont les frais d’inscription sont élevés, comme Sciences Po, met aussi à disposition d’énormes iMac, «bien pratiques pour travailler».
C’est une question de survie pour l’homme que de garder un œil sur ce qui se passe autour de lui
Jean-Philippe Lachaud
Pourtant, on n’est pas toujours efficace à la bibliothèque car l’attention n’est pas si facile à capturer comme en témoigne Charlotte:
«Neuf heures passées à la bibliothèque pour moi, c’est l'équivalent de deux heures de travail à la maison. Mais souvent j’ai besoin des livres! C’est pour ça que je fréquentais Sainte-Barbe ou la magnifique bibliothèque de l’Institut de géographie. J’ai demandé une autorisation spéciale cette année pour pouvoir continuer à les fréquenter alors que j’ai terminé mon cursus.»
Un peu de concentration!
Pourquoi est-il si difficile de se concentrer? Les recherches sur l’attention s’intéressent depuis toujours à ce problème. L'essayiste Yves Citton a signé un ouvrage sur le sujet: L'Économie de l'attention, nouvel horizon du capitalisme? (Le Seuil, 2014). Il y citait le philosophe et psychologue Théodule Ribot, auteur de Psychologie de l’attention, qui écrivait ceci en 1896:
«Si nous prenons un homme adulte, sain, d’intelligence moyenne, le mécanisme ordinaire de sa vie mentale consiste en un va-et-vient perpétuel d’événement intérieurs, en un défilé de sensations, de sentiments, d’idées et d’images qui s’associent ou se repoussent suivant certaines lois. ( …) (L’attention) est un état exceptionnel, anormal, qui ne peut durer longtemps parce qu’il est en contradiction avec la condition fondamentale de la vie psychique: le changement.»
Et les lois de l’attention universelle n’ont pas changé! Pas d’inquiétudes donc, le régime de l’attention est naturellement discontinu. Pour Jean-Philippe Lachaud, c’est normal et cela se travaille:
«L’attention est captée par beaucoup d’éléments extérieurs car c’est notre système de veille qui réagit. C’est une question de survie pour l’homme que de garder un œil sur ce qui se passe autour de lui. Il ne faut jamais culpabiliser de se laisser distraire car c’est normal mais essayer de prendre consciemment la bonne décision de choisir de repousser ou différer dans le temps la prise en compte d’un élément intéressant. L’attention, ça s’entraine et cela prend du temps!»
Le plus important serait de connaître son «régime attentionnel» et ses besoins singuliers. Certaines personne préfèrent travailler dans le bruit, au milieu des autres, il n’y pas de règle absolue, il faut se connaître.
Un lieu de forte sociabilité
Offrir notre temps de cerveau disponible à l’étude la connaissance est aussi une lutte contre les mille et une distraction de la vie et de la jeunesse qui reviennent immanquablement perturber l’étudiant.
La manière dont tu poses ta carte de bibliothèque devant toi indique si tu es un cœur à prendre
Charlotte
Car c’est une très bonne raison pour les étudiants de fréquenter les bibliothèques: être en bonne compagnie. C’est la motivation de se retrouver entre amis, avec une heure et un lieu de rendez-vous précis qui souvent permet de se tirer de la torpeur de son lit le week-end. Et puis, soyons honnête, un bénéfice collatéral ou même une autre bonne raison d’aller à la bibliothèque c’est d’y faire des rencontres. La drague y est facile et amusante comme nous l’explique Charlotte:
«Si tu repères un mec que tu trouves mignon pas loin de toi, tu lui demandes de garder tes affaires pendant que tu sors faire une pause. Et quand tu reviens, bim, tu retrouves son numéro dans la poche de ton manteau. Il y a aussi un code: à Sainte-Geneviève, la manière dont tu poses ta carte de bibliothèque devant toi indique si tu es un cœur à prendre. Et attention, c’est sérieux! J’ai plusieurs amies qui ont rencontré leur copain comme ça.»
Changer de lieu
On a temps de choses à vivre dans les bibliothèques! Et, pour revenir au travail intellectuel et à cette préférence pour l’extérieur, il faut arriver à considérer qu’à l’heure ou 80% d’une génération atteint le bac et près de 48% la licence, l’étude est une pratique sociale généralisée qui a besoin de davantage de lieux et de liens. À l’instar de Virginia Woolf qui affirmait l’impérieuse nécessité de l’intimité d’une chambre soi pour penser et créer, on peut aussi modestement penser que sortir, pour aller par exemple à la bibliothèque, est également essentiel. C’est ce que pense Patrick Weil:
«Parfois on n’en peut plus d’être chez soi! Sortir dans les rues et se rendre dans les bibliothèques permet d’activer ses neurones et d’avoir d’autres idées, des idées différentes. Les gens qui écrivent, par exemple, ont besoin de changer de lieu, pour l’écriture, la lecture et la réflexion.»
Cela vaut sûrement pour tout le monde, il nous faut donc des endroits où aller.