Culture

Le free jazz est bien vivant, merci pour lui!

Temps de lecture : 6 min

Malgré un manque de reconnaissance et de soutien médiatique, le genre continue d’imposer ses préceptes presque soixante ans après ses débuts.

BRIC JazzFest Marathon: Night One - Kamasi Washington (and friends) / Feast of Music via Flickr CC License by.
BRIC JazzFest Marathon: Night One - Kamasi Washington (and friends) / Feast of Music via Flickr CC License by.

En 1961, Ornette Coleman marque une date avec Free Jazz: An Improvisation Collective. Après presque une décennie de réappropriation du champ jazz par une tripotée de musiciens afro-américains (Sun Ra, Charles Mingus, Cecil Taylor), de performances débridées (celle au Five Spot Café de la Bowery, le 17 janvier 1959, suscite toujours le même culte) et d’albums innovateurs (The Shape Of Jazz To Come, This Is Our Music), le saxophoniste signe l’acte de naissance officiel du free jazz, genre musical qualifiant autant l’élan de liberté insufflé par une musique en phase avec le mouvement des droits civiques noirs américains qu’une volonté de s’émanciper du carcan de la note bleue. Considérées comme de la musique de dégénérés, les compositions d’Ornette Coleman font néanmoins des émules. Dans le sillage du Texan, toute une scène aujourd’hui mythique commence à éclore en Amérique, au Japon, en France et dans le reste de l’Europe (Pays-Bas, Allemagne, Angleterre et Scandinavie, notamment).

Cette histoire, on ne va pas la refaire, beaucoup la connaissent. Ce que l’on sait moins, c’est que le free jazz connaît aujourd’hui un regain d’intérêt auprès d’une nouvelle génération. Ils ont le même âge, le même goût pour la musique déviante, la même ambition d’essayer autre chose et la même faculté à bondir d’un genre musical à un autre. Ils s’appellent Matana Roberts, Colin Stetson, Darius Jones ou Kneedelus. Tous sont signés sur des labels défricheurs (respectivement Constellation, AUM Fidelity et Brainfeeder), tous produisent une musique portant la trace des chocs initiatiques et extatiques provoquées quelques décennies plus tôt et tous sont en quelque sorte les figures de proue du free jazz des années 2010.

Des ventes à la baisse, du bénévolat et des passionnés

Gare aux excès d'enthousiasme, néanmoins. Car si le premier album de Kamasi Washington, The Epic, a rencontré un succès certain en 2015 et permis de braquer les projecteurs médiatiques sur un jazz libre et novateur, la new thing reste encore et toujours confinée à un relatif anonymat. Steven Joerg, à la tête du label AUM Fidelity depuis 1997, voit d’ailleurs les choses avec pessimisme, l’œil dur:

«Je suis obligé de cumuler plusieurs activités si je veux subvenir aux besoins de ma famille. La situation actuelle est bien plus difficile que par le passé. Même si mon objectif est simplement de continuer à produire des albums que je trouve excellents, les jours où j’avais un budget de production, de promotion et de diffusion sont bel et bien derrière moi.»

Il entre dans le détail:

«Historiquement, j’ai longtemps vendu 5.000 exemplaires de chacun de mes disques. C’était déjà une réussite, mais atteindre ce stade est aujourd’hui mission impossible. Si j’écoule 2.000 exemplaires d’une de mes sorties, je peux désormais m’estimer heureux. »

Le constat n’est guère plus optimiste de ce côté-ci de l’Atlantique, pourtant traditionnellement ouvert aux musiques improvisées. À la tête du label français RogueArt, Michel Drodon s’en explique:

«On a bien plus de dépenses que de rentrées d’argent, il faut donc régulièrement compenser les pertes. Pour être tout à fait précis, un album nous coûte entre 5.000 et 10.000 euros. Sachant que l’on vend en moyenne 500 exemplaires de nos productions, il ne faut pas être un génie pour comprendre que la vente de disques ne couvre pas les frais de production et de studio.»

Comment l’expliquer? Michel Drodon remonte le fil, tant que bien que mal. Cherche des explications, sans conviction:

«Si la situation était restée semblable à celle de nos débuts en 2005, ça aurait été supportable. Même si on n’aurait peut-être pas gagné assez d’argent pour en vivre, ça aurait été suffisant pour couvrir tous les frais. Or, depuis 2010, la situation ne fait qu’empirer. Il faudrait sans doute investir davantage, développer un budget promotionnel pour avoir des publicités dans des magazines tels que The Wire ou Jazz Magazine, mais ce n’est pas possible.»

Un genre toujours marginalisé

En sourdine, le patron de RogueArt tient malgré tout à préciser qu'il est hors de question de jouer la carte du misérabilisme. Après tout, le free jazz, marginalisé, en manque de reconnaissance médiatique et de soutien institutionnel, est en quelque sorte dans la même situation qu’au cours des années soixante, une époque où les albums n’étaient édités qu’à quelques centaines d’exemplaires et où Albert Ayler, musicien aujourd’hui mythifié, se contentait de jouer devant 200 personnes lors des fameuses Nuits de la Fondation Maeght, en juillet 1970 à Paris.


Daniel Erdmann est bien placé pour en parler. Présent dans le circuit des musiques improvisées depuis 1970, il sait que, même si la télévision pouvait autrefois se permettre d’inviter Peter Brötzmann et Shannon Jackson à jouer en live, l’accès aux médias de masse a toujours été difficile. Il sait aussi que cela n’a jamais empêché les musiciens d’être en phase avec leurs convictions:

«Dans l’imaginaire collectif, le free jazz donne l’impression d’être une musique de savants, voire de conservatoire. Et c’est vrai que certains musiciens entretiennent ce stéréotype. Cela dit, j’ai quand même l’impression que les musiciens se libèrent à nouveau des codes et des conventions, qu’ils reviennent à ce qui est essentiel: la création. On est dans une bonne énergie. En passant du free au jazz-rock, de la soul au classique, Kamasi Washington est un bon exemple de cette liberté, et c’est une excellente porte d’entrée vers tout ce foisonnement.»

En tendant une oreille attentive à The Epic, triple album dantesque de Washington pour lequel il avait enregistré initialement plus de 190 morceaux, l’on comprend en effet rapidement qu’il est tout aussi ambitieux que pouvaient l’être les productions de Sun Ra, de Pharoah Sanders ou de John Coltrane. Après tout, Kamasi Washington vient lui aussi d’un quartier noir plus connu pour sa violence, ses prostituées et sa vente de drogues que pour son ambiance fraternelle; lui aussi a fait de hautes études (il est notamment diplômé en ethnomusicologie et a bénéficié d’un programme d’éducation musicale pour surdoués issus des quartiers défavorisés); lui aussi voit sa musique être considérée comme un «véritable avertissement adressé à l’ensemble de l’industrie musicale» et lui aussi a choisi de s’engager pour la cause noire, notamment à travers le titre «Malcolm’s Theme».


En fusion

«On est dans une période assez charnière, reprend Steven Joerg. Il ne reste que très peu de free-jazzmen ayant connu les débuts de ce mouvement: beaucoup sont morts, d’autres ont arrêté la musique et les nouvelles générations se retrouvent avec un héritage assez lourd à porter. Il commence donc à émerger une nouvelle génération de musiciens conscients de leur héritage, qui redécouvrent petit à petit les œuvres d’Ornette Coleman ou d’Éric Dolphy, mais qui sont aussi très ouverts à de nouvelles sonorités.»

Vrai. À l’écoute des productions de Matana Roberts, de Colin Stetson, d’Alexandra Grimal, de Magic Malik ou de Darius Jones –typique de ces musiciens qui se nourrissent aussi bien du hip-hop et des musiques électroniques que du jazz–, tous semblent avoir compris la philosophie du free jazz, c’est-à-dire une ouverture permanente vers de nouvelles musiques, une volonté d’amener continuellement le genre vers de nouveaux horizons. «C’est ce qui caractérise un excellent musicien, après tout: être toujours ouvert à de nouvelles sonorités», estime Steven Joerg.

Le label Brainfeeder illustre à merveille cette idée, et ce depuis 2011. À l’époque, l’on ne trouve plus personne pour parler de free jazz et la structure de Flying Lotus, par ailleurs petit neveu d’Alice Coltrane, est encore partagée entre des productions hip-hop et électroniques. C’est pourtant à ce moment-là que Brainfeeder décide de publier l’album Endless Planet d’Austin Peralta, dont la sortie est accompagnée de cette mention: «Cette nouvelle sortie de Brainfeeder pourrait, à première vue, marquer un changement de direction pour le label.»

Depuis, tout a changé, en effet. En 2015, le label de Los Angeles a produit parmi les meilleurs albums de free jazz de ces derniers années (Sold Out de DJ Paypal, Kneedelus de Kneedelus et donc The Epic de Kamasi Washington) et contribué à rendre ce genre de plus en plus pluriel, en perpétuel flirt avec de nouvelles esthétiques, sans hiérarchie ni géolocalisation, contrairement à ce qui avait cours depuis plusieurs décennies, avec New York comme centre de gravité.

Steven Joerg précise:

«Bien sûr, New York, au vu de son histoire et du nombre de musiciens encore présents aujourd’hui, pourrait être considéré comme le lieu essentiel à l’émergence des nouvelles tendances free jazz, tout comme Chicago, mais ça ne sert plus à grand-chose de parler en terme de localisation aujourd’hui.»

En souterrain, le free jazz a aujourd’hui investi différents champs d’expression. Il se perpétue dans différents lieux plus ou moins institutionnels (The Stone à New York, le festival Jazz à Liège en Belgique, Sonic Protest à Paris ou le festival Météo à Mulhouse), mais on le retrouve également dans la techno industrielle de Low Jack, dans la musique expérimentale de Hieroglyphic Being ou encore dans les bandes-son de Birdman et de True Dectective saison 2. Et ce n’est sans doute pas un hasard si David Bowie, Kendrick Lamar ou Julia Holter, autant de musiciens traditionnellement postés à l’avant-garde, ont inséré quelques préceptes chers au jazz libre au sein de leurs derniers albums, permettant ainsi au free jazz d’être encore et toujours l’une «des forces de guérison de l’univers», comme le prétendait Albert Ayler.

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