Société / Culture

«Le travelling de Kapò»: comment Rivette nous a fait réfléchir sur la Shoah au cinéma

Temps de lecture : 3 min

Disparu à l'âge de 87 ans, le réalisateur avait signé un des textes les plus célèbres de l'histoire de la cinéphilie française.

Emmanuelle Riva dans Kapò de Gilles Pontecorvo (1961).
Emmanuelle Riva dans Kapò de Gilles Pontecorvo (1961).

Disparu ce vendredi 29 janvier, Jacques Rivette avait, comme beaucoup de ses confrères de la Nouvelle Vague, fait les beaux jours des Cahiers du cinéma, période «jaune», avant de passer derrière la caméra. Devenu cinéaste (il tourne son premier long, Paris nous appartient, en 1958), il avait continué à écrire, signant, en 1961, un des articles les plus célèbres de l'histoire de la cinéphilie française, devenu plus connu que le film qui en est l'objet et dont l'influence pèse encore sur notre regard sur des œuvres récentes: le texte dit du «travelling de Kapò».

Parti en province écrire La Religieuse, le cinéaste voit cette année-là Kapò, film sur les camps de concentration signé du cinéaste Gilles Pontecorvo (La Bataille d'Alger), et en tire un texte virulent publié par les Cahiers au mois de juin 1961, titré «De l'abjection». Un passage en particulier est resté célèbre, où il s'attarde sur un plan précis du film:

«Voyez cependant, dans Kapò, le plan où [Emmanuelle] Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés; l'homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d'inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond mépris.»

«Ce qui compte, c'est le ton, ou l'accent, la nuance»

À travers ce texte, Rivette développait par l'exemple un axiome proféré quelque temps plus tôt par un de ses jeunes collègues des Cahiers, Luc Moullet: «La morale est affaire de travellings». Ou, pour le dire autrement: le fond et la forme sont indissociables, et un grand et grave sujet (la déportation) n'est pas la garantie d'un film digne s'il ne s'accompagne pas d'une «éthique interne à la forme elle-même», selon la formule employée par l'historien Antoine de Baecque. Jean-Luc Godard renversera ensuite la formule de Moullet pour montrer la responsabilité qui pèse sur le regard de l'auteur, en clamant que «Le travelling est affaire de morale».

Rivette écrit lui-même dans la suite de sa critique, dans une argumentation qui reflète bien la célèbre «politique des auteurs»:

«Disons qu'il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit; ce qui compte, c'est le ton, ou l'accent, la nuance, comme on voudra l'appeler –c'est-à-dire le point de vue d'un homme, l'auteur, mal nécessaire, et l'attitude que prend cet homme par rapport à ce qu'il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses.»

«J'ai vu Kapò parce que quelqu'un me l'a montré avec des mots»

«Je ne me doutais pas de l’influence qu’il aurait», a dit Rivette de cet article plusieurs décennies plus tard. Dans un texte posthume publié à l'automne 1992 dans la revue Trafic, le critique Serge Daney clamait ainsi l'influence immense de cet article, qu'il avait lu à 17 ans sans même voir le film:

«Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié? Car je n’ai pas vu Kapò et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un, avec des mots, me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte.»

Auteur, en 1956, du documentaire fondateur Nuit et brouillard sur la déportation, Alain Resnais, qui avait lui-même filmé le visage d'Emmanuelle Riva dans un film majeur sur les rapports entre Histoire et mémoire, Hiroshima mon amour (1959), a fait lui aussi l'éloge du texte:

«Je m’en sens proche. Je ne l’ai pas lu à l’époque, mais après, expliquait-il dans un entretien publié en 2000 par Les Cahiers du cinéma. Je vois très bien le mouvement de caméra de Kapò sur la main d’Emmanuelle Riva. On ne peut pas faire de mise en scène avec ces images. On ne peut pas non plus en faire des reconstitutions par la fiction. Des films romanesques sur les camps de concentration, cela me paraît consternant.»

De La Liste de Schindler au Fils de Saul

Comme l'écrivait en 1998 notre confrère Jean-Michel Frodon, ce texte fait depuis partie, dans l'analyse de la représentation filmique de la déportation et de l'extermination des Juifs d'Europe, des écrits qui posent «les bases d'un rapport critique au spectacle à partir de ce qui est et n'est pas susceptible d'être montré: un absolu de la terreur que toute mise en scène relativise par force». Avec, pour pendant cinématographique, le monumental Shoah de Claude Lanzmann, qui fit le choix de traiter de l'événement en utilisant exclusivement des images contemporaines, sans recours à l'archive (comme le clame son carton inaugural, «l'action commence de nos jours à Chelmno-sur-Ner, Pologne»).

Preuve de l'influence de ce texte, «le travelling de Kapò» a depuis été régulièrement convoqué pour analyser des films de fiction sur la déportation, de La Liste de Schindler de Spielberg (avec la célèbre et extrêmement critiquée scène de la douche) à La Vie est belle de Roberto Benigni, qui créait des péripéties comiques à Auschwitz. Récemment encore, l'article était souvent cité à propos du Fils de Saul de Laszlo Nemes, qu'il s'agisse, comme Télérama, d'en dire du bien pour sa modestie formelle affichée ou, comme Libération, pour regretter l'absence supposée de débat intellectuel autour du film.

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