Google Books a déjà gagné

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Un livre de bibliothèque ouvert, Honou, Flickr, CC
Un livre de bibliothèque ouvert, Honou, Flickr, CC

Œuvres orphelines, zone grise, numérisation... un nuage de mots qui flottent délicatement dans les cieux sans intéresser personne hormis les spécialistes. Pourtant, ce dont il s'agit c'est l'accès à tous les livres du monde et les livres c'est la connaissance (et la connaissance c'est le pouvoir). En 2004, Google s'est lancé dans une opération qu'on peut qualifier d'ambitieuse: scanner tous les livres du monde pour les rendre accessibles sur internet.

Ça veut dire quoi? Pour l'instant, quand vous effectuez une recherche dans Google sur un thème, (imaginons que vous vouliez savoir quel genre de culotte portait Catherine de Médicis parce que vous vous êtes réveillés avec une terrible curiosité sur le sujet), vous n'obtenez que des liens vers ce qui a été écrit directement sur Internet, comme ce site dédié au costume à travers les temps.

Exercice pratique : quelle culotte portait Catherine de Médicis ?

En gros, si on dit qu'internet est la plus grande source d'informations et d'accès au savoir, il se limite essentiellement au savoir postérieur aux années 1980. Les siècles de connaissances précédents restaient jusqu'à récemment largement inaccessibles. Or il y a fort à parier qu'on a dit des choses très instructives sur les culottes de Catherine de Médicis avant 1998. Avec la numérisation des livres, Google sera capable de vous sortir tous les articles internet ET les pages des livres pertinents pour votre recherche - ouvrant le cercle des connaissances aux siècles passés. Comme Google s'est lancé dans son projet titanesque en 2004, il vous propose déjà de consulter les extraits du dictionnaire des savants et des ignorants de 1859. Autant dire un ouvrage qui n'aurait jamais été réimprimé et serait tombé dans l'oubli le plus total si Google ne l'avait pas numérisé et mis en ligne.

L'ouvrage n'étant plus soumis au droit d'auteur, il est entièrement consultable et téléchargeable. A l'inverse, le livre Catherine de Médicis, la Reine noire de Jean Orieux n'est pas consultable (droit d'auteur oblige) mais Google vous propose un lien pour le trouver dans une bibliothèque, chez un libraire ou le commander directement sur internet.

Voilà ce que Google veut faire pour tous les livres du monde. En pariant évidemment sur le fait que les gens consulteront de plus en plus les livres en ligne et les téléchargeront. L'apparition des tablettes dès l'année prochaine facilitera encore la lecture sur écran et à terme, on aura sa bibliothèque sous le bras comme on a sa musique sur i-tunes ou son compte sur deezer ou spotify. Présenté sous cet angle, ça a l'air plutôt tout bénéf pour l'internaute - point de vue défendu par Tim O'Reilly. On pourra consulter de n'importe où des ouvrages quasi-introuvables. Pourtant, les procès se multiplient. Pourquoi ?

Les intérêts personnels

Les différents procès ont en commun de défendre les intérêts de catégories bien précises - ce qui en soi est plutôt normal. Chronologiquement et logiquement, Google a d'abord signé des accords avec des bibliothèques américaines pour numériser leurs fonds. Les éditeurs et auteurs américains ont réagi en attaquant la firme pour non respect du droit d'auteur et en réclamant des indemnités. Google a alors proposé de signer un accord avec eux : le Google Books Settlement. Mais les concurrents de l'entreprise, dans le désordre Amazon, Yahoo, Microsoft, voient d'un mauvais œil une négociation qui les tient à l'écart. Le mois dernier, c'est finalement la justice fédérale qui s'en est mêlé au titre, entre autres choses, de la loi anti-trust. L'accord doit donc être renégocié entre les parties et un juge les entendra à nouveau le 6 novembre 2009. Google devrait reculer et renoncer à toute prétention d'exclusivité commerciale, assurant à la concurrence le droit de vendre des copies des œuvres orphelines qu'elle a numérisées. Quant au recours des éditeurs français contre Google, il n'a que peu d'impact. La décision de justice américaine s'appliquera de facto aux autres pays. Ensuite, libres aux velléitaires de sortir de l'accord Google Books et de pas être disponibles sur le moteur de recherche.

On ne serait pas en train d'oublier quelqu'un là? Au hasard: les lecteurs. A première vue, ce sont les plus grands bénéficiaires de l'accord, dans la mesure où l'on considère l'accès à la culture comme un atout. Mais comme ils ont été pour le moment totalement absents du débat, certaines questions restent en suspens. Par exemple sur la confidentialité des données. En effet, Google saura désormais qui a lu quoi, quelle page précise de l'ouvrage l'a intéressé, quelle recherche par mot clé il a fait. Le deuxième flou concerne les inévitables ratés de la numérisation. Si le livre numérique que vous achetez a été mal numérisé, aurez-vous un recours ?

Les bibliothèques. Le cas symbolique de la BNF. Un accord avec Google semble inéluctable dans la mesure où c'est le seul qui a les moyens techniques et financiers de mener à terme le projet. D'après les calculs de la Tribune, avec un coût de 12 à 74 centimes par page numérisée, avec un fond de 14 millions de livres, le coût total serait de 50 à 80 millions d'euros, alors que le budget annuel de la BNF pour la numérisation est de 5 millions. Le manque d'investissement de fond public dans l'opération laisse la porte ouverte à Google qui propose de numériser gratuitement - en échange du droit d'exploiter ces ouvrages.

Et l'intérêt de Google dans tout ça ?

Evidemment, l'entreprise ne s'est pas prise d'une passion philanthropique pour le projet encyclopédique de Diderot et d'Alembert - comme l'explique très bien l'historien du livre Robert Darnton. Si Google a fait ce choix, c'est bien qu'il y trouve son intérêt - même si en 2004 tout le monde avait plutôt tendance à se gausser de ce projet de numérisation.

1°) Le plus évident : les pubs qui apparaissent sur Google Books

2°) Très bientôt, avec le Google Books Settlement, Google touchera un pourcentage (aux environs de 30% a priori) sur les transactions concernant les livres (achat, impression ou consultation payante d'un livre numérisé par Google. Par exemple: Catherine de Médicis, la Reine noire.)

3°) Plus complexe. L'énorme base de données que représente cette bibliothèque virtuelle et multi-langue (avec d'innombrables traductions d'un même texte) va permettre à Google d'améliorer considérablement ses algorithmes en tant que moteur de recherche et ses systèmes de traduction. Or, sur le marché émergent de la traduction automatique en ligne, il y a beaucoup de sous à prendre.

Alors Google est-il le diable ?

Non. Google est une entreprise privée qui privilégie ses intérêts ce qui est parfaitement logique. Une autre chose est certaine : ce qui est en train, non pas de se profiler dans un avenir lointain mais concrètement de se dérouler sous nos yeux, est sans précédent dans toute l'Histoire et pourtant, et personne (ou peu de gens) ne s'y intéresse. En apparence, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes - ce que le ministre de la Culture ne devrait pas tarder à clamer dès qu'il sera certain que Google s'engage à respecter les droits d'auteur. Mais la question des livres, de l'accès à la connaissance, au savoir, ne se réduit pas à la problématique du pourcentage que toucheront éditeurs et auteurs. Il faut arrêter de limiter la question de la culture au problème du droit d'auteur. Il ne s'agit pas de jouer les pythies, ni de tomber dans un catastrophisme de mauvais aloi sur la pieuvre américaine qui va nous manger tout crus mais juste d'envisager calmement la situation telle qu'elle est et comment elle risque d'évoluer: nous sommes est en train de laisser à une entreprise privée une mission de service public. Remplir cette mission n'est pas l'objectif de Google — qui est là pour monétiser son investissement — et personne n'est allé négocier avec la firme pour lui imposer des devoirs à respecter en contrepartie de sa situation monopolistique.

Evidemment, cette expression de «mission de service public» peut paraître complètement abstraite — si on a accès à tous les livres, où est le problème? Olivier Ertzscheid, maître de conférence en sciences de l'information et qui a brillamment analysé l'entreprise de Google, donne deux exemples simples des conséquences de ce monopole à vocation économique.

1. La désintermédiation de la chaîne du livre. Autrement dit la disparition du libraire de quartier qui sera remplacé par un système de recommandation automatique à la Amazon, système qui renvoie de best-seller en best-seller. « Vous avez aimé les culottes de Marie de Médicis, vous adorerez le Da Vinci Code.» C'est alors la diversité culturelle qui s'efface.

2. Les bibliothèques publiques respectent une charte qui consiste à présenter des livres soutenant des opinions différentes sur un même sujet — par exemple la peine de mort. C'est ce qui s'appelle organiser les connaissances et ce n'est pas la mission de Google, même si elle va se retrouver seule en position de le faire. On peut donc s'inquiéter de la disparition de la pluralité des points de vue en rapport à l'absence cruelle d'alternative à Google. Même si Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF et de ses partenaires perdure, il est à craindre qu'elle n'ait pas la visibilité suffisante pour exister. Dans les faits, l'écrasante majorité des usagers (nous) se tournera vers Google.

Et justement, les politiques dans tout ça ?

Et bien disons-le tout net, depuis des années, ils semblent avoir développé une forte tendance à s'en tamponner le coquillard. Suite à la polémique des négociations entre Google et la BNF, Frédéric Mitterrand a annoncé le 5 octobre la création d'une énième commission chargée de réfléchir à la numérisation des livres. Mais le point sur lequel il insiste reste encore et toujours le même: « Une chose est sûre, je ne vais pas lâcher sur la question des droits d'auteur». Une obsession qui finit par totalement assimiler la défense de la culture à la protection des droits d'auteur.

Dans l'ensemble, les déclarations du ministre sont restées assez vagues. Il est bien sûr concerné, suit le dossier de près et pas fondamentalement contre une collaboration public/privé privée pour relever ce grand défi mais reste vigilant. Au final, il est à craindre que sa position ne manque totalement de pensée prospective et échoue à s'affranchir de l'enjeu économique et des pourcentages pour saisir les conséquences de ce qu'il faut bien appeler une révolution culturelle. Et ce formidable enjeu de société qui est d'ordre politique va se régler dans une cour de justice aux Etats-Unis.

Titiou Lecoq

A lire sur le sujet: Plaidoyer pour Google Book Search et Google doit payer

Image de Une: Un livre de bibliothèque ouvert, Honou, Flickr, CC

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