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Le faux compte Instagram qui affole le monde de l'art contemporain

Temps de lecture : 4 min

Comment, avec un nouveau format, une artiste a pu remettre au goût du jour un vieil argument féministe.

Montage photo Slate.fr réalisé à partir de photos postées sur le compte Instagram d’Amalia Ulman

L’histoire est connue. La jeune fille a 20 ans, elle s’installe à Los Angeles et rêve de percer dans la mode; elle se perd dans les brumes de l’hédonisme; en vient à souffrir de dysmorphophobie et consomme trop de drogues; rompt avec son petit copain et prend un boulot d’escort; touche le fond et part en cure de désintoxication; avant de revenir chez ses parents et de se reconstruire, en voyant enfin la vie sous un nouveau jour.

Autant de phases qu’Amalia Ulman, artiste née en Argentine, semblait traverser en 2014. Son compte Instagram amassait des milliers de followers (elle en a aujourd’hui près de 105.000), pour beaucoup attirés par le spectacle d’une jeune et jolie jeune femme naviguant du Capitole à la roche tarpéienne. Mais, en septembre 2014, Ulman révélait que, durant les cinq derniers mois, ses réseaux sociaux avaient été l’extension d’un projet artistique, intitulé Excellences & Perfections.

Je voulais prouver que la féminité n’est pas quelque chose de biologique ou d’inhérent à chaque femme

Amalia Ulman au Telegraph

Aujourd’hui, la Tate Modern vient d’annoncer qu’elle en présentera des extraits lors de sa prochaine exposition, Performing for the Camera. À Londres, la très prestigieuse Whitechapel Gallery en accrochera aussi. Dans une interview accordée au Telegraph mi-janvier 2016, Ulman, qui a désormais 26 ans, explique: «Ce n’est pas qu’une satire. Je voulais prouver que la féminité est une construction, qu’elle n’est pas quelque chose de biologique ou d’inhérent à chaque femme.»

L’argument n’est pas neuf mais l’approche d’Ulman si. Elle décrit son projet comme un «triptyque» dont chaque acte représente l’un des personnages très limités qui régissent la représentation des femmes sur internet. Le premier, c’est la petite ingénue, qui poste des photos de chatons et de brunch et n’apparaît quasiment qu’en rose et blanc cassé. Pour la deuxième phase, Ulman fait croire à l’opération des seins et à la dépression –c’est Kim Kardashian qui l’a inspirée, avec ce qu’Ulman qualifie regrettablement d’«esthétique du ghetto». Le troisième personnage, c’est celle qui se goinfre de méditation et d’avocat, qui multiplie les hashtags #healthy et #namaste, et qui doit beaucoup au Goop de Gwyneth Paltrow. Ulman explique avoir longtemps réfléchi à ces trois versions de la féminité –comment elles se mêlent les unes aux autres pour ne former qu’une unique histoire de rédemption pour journaux people– en 2013, après un accident de bus qui lui blessera gravement les jambes.

«T’es belle, mais limite chiante #chouineuse»

Les plus enthousiastes comparent le travail d’Ulman à celui d’une autre artiste, Cindy Sherman. Depuis les années 1970, ses autoportraits endossent diverses identités, avec souvent comme objectif la dénonciation des injonctions sociales subies par les femmes. Excellences & Perfections est aussi un écho évident à l’histoire d’Essena O’Neill, ce mannequin de 18 ans qui, à l’automne 2015, révélait combien son compte Instagram avait été trafiqué pour répondre aux attentes du public.

Là où Ulman se différencie, c’est qu’elle a d’abord présenté son compte comme authentique, tout en parsemant quelques indices –sa transformation radicale, ses étapes narratives très marquées, comme la rupture qui conclut la première partie– laissant entrevoir la performance artistique. Avec Sherman, les réactions du public sont celles de spectateurs ayant conscience d’être devant de l’art. Chez O’Neill, les réactions des followers sont proportionnelles à ses efforts de séduction. Quant aux images d’Ulman, elles sont une provocation sophistiquée dans un monde très brut de décoffrage. Les réactions sont à l’avenant d’un public n’ayant aucun mal à évaluer la performance en des termes indélicats et, de fait, étonnamment représentatifs.

La construction de la féminité peut bouleverser un public, dans un mélange de jalousie, de mépris et de plaisir pris au malheur d’autrui

Sous les photos d’Ulman, les commentaires prouvent combien la construction de la féminité peut bouleverser un public, dans un mélange de jalousie, de mépris et de plaisir pris au malheur d’autrui. Quand Ulman a commencé à parler de son boulot d’escort (un élément qu’elle affirme être authentique; elle en avait besoin pour boucler ses fins de mois et continuer son école d’art), ses followers semblaient plus intéressés par les salons de coiffure qu’elle pouvait fréquenter et lui demandaient notamment: «Tu n’as pas l’impression que tes cheveux sont abîmés depuis que tu les décolores?» Un peu après, et un peu plus loin dans sa fausse descente aux enfers, elle avait mentionné ses comportements «autodestructeurs» et son désir de maigreur. Un follower avait commenté: «T’es belle, mais limite chiante #chouineuse.» Et, au fond du trou, sous une vidéo pixellisée montrant Amalia Ulman en larmes et le visage tuméfié, quelqu’un allait poster: «Pleure, tu pisseras moins.»

Reste que les hordes d’Instagram auront été encore moins flatteuses face à la renaissance très papier glacé d’Amalia Ulman. «On s’en fout, salope, tu nous fais chier maintenant», se lamente un commentateur. Un autre: «T’es une grosse conne qui a trop de fric et qui s’emmerde dans la vie.» Au Telegraph, Amalia Ulman explique que cette antipathie ne s’est pas limitée à internet:

«Les gens commençaient vraiment à me détester. Une galerie dans laquelle j’exposais a pété les plombs et m’a dit un truc du genre: “Tu dois arrêter, parce que les gens ne te prennent plus au sérieux.” D’un coup, j’étais devenue une connasse sans cervelle parce que je montrais mon cul dans mes photos.»

Évidemment, Ulman aura eu le dernier mot maintenant que son Excellences & Perfections en a fait la chouchoute du monde de l’art. Mais qu’importe le nombre de musées qui voudront l’exposer, Instragram demeurera sans doute le meilleur endroit pour voir ses productions. Ulman le dit elle-même: si Instagram l’a attirée, c’est par sa «cadence et son rythme» uniques. «L’idée, c’était d’expérimenter la fiction en utilisant le langage d’internet.» La critique qu’elle fait de la féminité est peut-être familière mais les personnages qu’elle endosse pour la déployer –et la plateforme qu’elle utilise pour raconter ses histoires– sont radicalement contemporains.

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