À propos du Japon, déjà, il y avait cet exemple fameux où un critique (1) s’émerveillait de se découvrir sensible, et même profondément concerné par le sort de gens aussi éloignés de sa vie réelle que des aristocrates nippons à l’époque médiévale. Du moins les personnages de L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi affrontaient des épreuves et des tourments qu’il était possible de transposer imaginairement dans des contextes plus familiers. Mais le sort réservé à de la pâte de haricot rouge!
C’est le miracle du film de Naomi Kawase, qui vient prouver de façon apparemment modeste et donc d’autant plus éclatante cette vérité du cinéma: il n’y a pas de petit sujet, il n’y a pas de récit infilmable, et il n’y a pas non plus, malgré tous les fossés historiques, géographiques et culturels, d’étrangeté rédhibitoire, de fossé infranchissable –à condition d’accepter qu’on perd, ou rate toujours quelque chose au franchissement dudit fossé.
La métaphysique de l'écumoire
Des tribulations microscopiques entre un marchand de pâtisseries traditionnelles installé dans une échoppe elle-même minuscule et une vieille dame un peu fofolle qui tient mordicus à y préparer ces friandises appelées dorayaki, la réalisatrice de Still the Water fait une fresque. Une épopée de l’écumoire, une légende de la gamelle, une métaphysique de la cuisson lente.

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Les Délices de Tokyo est un film dont les héros sont des haricots. C’est cela, un(e) grand(e) cinéaste: quelqu’un de capable de filmer des fèves comme des êtres vivants et émouvants. Et ce quand bien même vous n’avez jamais de votre vie mangé d’an, la pâte de haricots rouges sucrés prisée en dessert au Japon, ou si, en ayant goûté, vous n’aimez pas du tout ça (comme moi).
Cinéaste radicale et singulière vivant et travaillant d’ordinaire loin des grands centres urbains et de l’industrie du cinéma (dans la campagne de Nara), saluée dans le monde entier mais peu appréciée par les médias et le grand public de son pays, Kawase réalise cette fois un film clairement destiné d’abord à ses compatriotes.
Approche documentaire
Adaptant un roman très populaire au Japon (2), et qui concerne un univers (culinaire, gustatif, mais aussi visuel, esthétique et relationnel) très ancré dans la culture japonaise, elle mise tout sur une forme de précision empathique où on reconnaît son grand talent de documentariste, dimension dans laquelle elle excelle tout autant que dans celle de la fiction.
Des événements inattendus, qui déplacent le décor et l’échelle, viennent dans le dernier tiers du film réinscrire celui-ci dans un contexte qui là aussi pourrait être soit pesant, soit trop lointain, et se révèle dans la continuité sensible, sinon logique, du récit. C’est, depuis les promesses mystérieuses du feuillage d’un grand arbre au début de Suzaku ou la transformation d’une fête de quartier en incantation mythologique dans Shara, le talent singulier de Naomi Kawase de faire sourdre dans des situations quotidiennes des dimensions porteuses d’une autre perception du monde. Dans son nouveau film, seule la fin, plus mélodramatique et déclarative, probablement par fidélité au roman, déroge à cette règle féconde.

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Instants de vérité
Le ressort dramatique des Délices de Tokyo est d’une simplicité extrême, et qui ailleurs serait une limite. Ici, elle devient une ressource, qui fait de micro-situations des moments riches d’émotions et de sens, transformant des drames infimes en instants de vérité. La cinéaste reçoit à cet égard un concours précieux de l’acteur Masatoshi Nagase, dont la présence à la fois opaque et retenue entrebâille les possibilités de relations qui jouent avec les codes narratifs, et au-delà.
C’est cette trivialité qui permet au film de traverser ensuite les chemins escarpés d’une menace qui, pour être terrible, existe essentiellement dans le regard des autres: dans ce territoire dangereux et possiblement salvateur où se jouent tous les films de Naomi Kawase. Ainsi parlèrent les haricots.
1 — Jean Douchet, dans un texte pour les Cahiers du cinéma, repris dans le livre L’Art d’aimer Retourner à l'article
2 — An de Durian Sukegawa paraîtra en France le 4 février chez Albin Michel, traduit par Myriam Dartois-Ako Retourner à l'article
de Naomi Kawase, avec Masatoshi Nagase, Kirin Kiki, Kyara Uchida. Durée : 1h53. Sortie le 27 janvier