La plupart des affaires de meurtres ne sont pas difficiles à résoudre. C’est le mari qui a fait le coup. Ou bien la femme. Ou le petit ami. Ou encore l’ex-petit ami. Les crimes suivent un schéma précis et les mobiles sont souvent évidents.
Bien sûr, il y a toujours des affaires qui sortent des sentiers battus: le tueur n’a parfois aucun lien avec la victime, ou le motif du meurtre est étrange. Mais de nos jours, les autorités ont la plupart du temps quelque chose à se mettre sous la dent. C’est d’ailleurs en partie grâce à l’évolution de techniques telles que l’analyse de l’ADN que la police est de moins en moins désarçonnée face aux scènes de crime.
Désarçonnée, elle le fut certainement ce jour de décembre 1948. L’affaire se tient à Adélaïde, capitale de l’Australie méridionale. La seule chose qui semble avoir changé depuis, c’est que cette histoire, qui avait commencé simplement –la découverte d’un corps sur la plage au premier jour de l’été austral–, est devenue de plus en plus mystérieuse. Cette affaire (toujours en cours, théoriquement) est si opaque qu’à ce jour, on ne connaît pas même l’identité de la victime. Et on ne saurait affirmer s’il s’agissait d’un meurtre ou d’un suicide.
Ce qu’on peut dire en revanche, c’est que le mystère de Somerton Beach (ou l’énigme de «l’homme inconnu», comme disent les habitants du coin) constitue l’un des faits divers les plus obscurs au monde. En vérité, c’est peut-être le plus énigmatique de tous.
Une cigarette a moitié consumée posée sur le col
Commençons par résumer ce que l’on sait. Nous étions le mardi 30 novembre 1948 et dix-neuf heures sonnaient. Par une chaude soirée, le bijoutier John Bain Lyons et sa femme décidèrent d’aller faire un tour sur la plage de Somerton, une station balnéaire à quelques kilomètres au sud d’Adélaïde. Alors qu’ils marchaient vers Glenelg, ils virent un homme en costume allongé dans le sable, la tête contre une digue. Il était étendu là, à une vingtaine de mètres d’eux, les jambes croisées. Tandis que le couple le regardait, l’homme leva lentement son bras droit avant de le laisser retomber sur le sable. Lyons pensa qu’il était saoul et qu’il essayait de s’allumer une cigarette.
Une demi-heure plus tard, un autre couple remarqua ce même homme, toujours étendu dans la même position. Une femme se pencha au-dessus de lui. Elle constata que son costume était impeccable et qu’il portait des chaussures neuves si brillantes qu’on pouvait se voir dedans –une bien étrange tenue pour aller à la plage. Il était immobile. Le couple se dit alors qu’il était endormi. Des dizaines de moustiques voletaient au-dessus de sa tête. «Il doit être vraiment mort de fatigue pour ne pas les remarquer», plaisanta le petit ami de la jeune femme.
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L'intégralité de cet article écrit par Mike Dash est disponible chez notre partenaire Ulyces, magazine qui publie des enquêtes, des grands reportages et des interviews exclusives, qu'il est possible d'acquérir à l'unité ou sur abonnement. Cet article a été traduit de l’anglais par Maureen Calaber d’après l’article «Tamám Shud». Retrouvez d'autres articles de Mike Dash sur Ulyces.
Il fallut attendre le lendemain matin pour se rendre compte qu’il ne croyait pas si bien dire. L’homme n’était pas seulement mort de fatigue, il était mort. Après avoir nagé quelques longueurs, John Lyons vit plusieurs personnes attroupées près de la digue où il avait aperçu «le soûlard» la veille au soir.
Il se dirigea vers elles et vit une silhouette allongée dans la même position, tête appuyée contre la digue et jambes croisées. Mais à présent, le corps était froid. Il n’y avait pas la moindre trace de violence. Une cigarette a moitié consumée était posée sur son col, comme si elle était tombée de sa bouche.
Le corps arriva au Royal Hospital d’Adélaïde trois heures plus tard. Là, le docteur John Barkley Bennett évalua l’heure de la mort à deux heures du matin. Selon lui, la cause du décès était sans doute une insuffisance cardiaque, mais il soupçonnait un empoisonnement. Le contenu de ses poches fut disposé sur la table: des tickets pour aller d'Adélaïde à la plage, un paquet de chewing-gum, quelques allumettes, deux peignes et un paquet de cigarettes Army Club en contenant sept d’une autre marque plus chère, des Kensitas. Il n’y avait ni portefeuille, ni argent liquide, ni carte d’identité. Aucun des vêtements de la victime ne portait d’étiquette avec son nom inscrit dessus. En vérité, toutes les étiquettes avaient été soigneusement retirées. Toutes sauf une. Une des poches de son pantalon avait été recousue avec un fil orange peu commun.
Une autopsie fut pratiquée le jour suivant. La police avait déjà exploité ses meilleures pistes concernant l’identité de la victime et les résultats des analyses post-mortem n’aidèrent pas les enquêteurs à y voir plus clair. L’autopsie révéla que ses pupilles étaient plus «petites» et que la normale et d’aspect «inhabituel», et qu’une goutte de salive avait ruisselé le long de la bouche de l’homme alors qu’il était allongé. Il n’avait sans doute «pas pu l’avaler». Contrairement à ses pupilles, sa rate était «anormalement grosse et dure, et faisait trois fois la taille d’une rate normale». Quant au foie, il était gonflé et plein de sang.
Le pathologiste John Dwyer trouva dans l’estomac de la victime les restes de son dernier repas –une tourte à la viande et aux légumes–, ainsi que du sang. Ce détail venait corroborer la thèse de l’empoisonnement, même si rien ne prouvait que le poison avait été mis dans la nourriture. À présent, l’étrange comportement qu’avait eu la victime sur la plage –s’écrouler dans le sable vêtu d’un costume, lever puis laisser tomber son bras droit– ne semblait plus être lié à l’alcool. Cela ressemblait plus à l’attitude de quelqu’un ayant reçu une dose mortelle d’un produit à effet lent. De nombreux tests sanguins ainsi que des analyses sur les organes de la victime furent effectués, mais d’après les rapports de l’expert, les résultats n’ont révélé aucune trace de poison. «J’ai été très surpris que l’expert ne trouve rien», confiait Dwyer lors de l’enquête. À dire vrai, la cause de la mort ne put être déterminée.
Le corps révéla d’autres bizarreries. Les muscles de ses mollets étaient très développés: même s’il approchait la cinquantaine, l’homme avait toujours des jambes d’athlète. Ses orteils, en revanche, avaient une forme très étrange. Un expert laissa une note dans le dossier de l’enquête:
«Je n’ai jamais vu de toute ma carrière des muscles aussi développés… Et la forme de ses pieds était frappante, on aurait dit –et c’est ma théorie– qu’il avait pris l’habitude de marcher avec des talons hauts à bout pointu.»
Un autre expert suggéra que la victime avait été un danseur classique. Quoi qu’il en soit, un rebondissement vint rendre l’affaire encore plus étrange.
Poison rare
Thomas Cleland, le médecin légiste d’Adélaïde, était face à une énigme. Un éminent professeur, Cedric Stanton Hicks, lui suggéra qu’il n’y avait qu’une seule solution au problème: un poison rare avait dû être utilisé. Pour lui, il ne pouvait s’agir que d’un poison «qui se décompose très peu de temps après avoir provoqué la mort», sans laisser de trace. Les seuls poisons capables d’un tel exploit étaient si dangereux et mortels que Hicks ne voulut pas prononcer leurs noms à haute voix au tribunal. Il écrivit alors les noms de deux d’entre eux sur une feuille de papier et la fit passer à Cleland. Il s’agissait deu digitaline et de strophanthine.
Pour Hicks, la deuxième suggestion était sans doute la bonne. Le strophanthin est un glycocide rare issu des racines d’une plante africaine. À l’origine, il était utilisé par une tribu peu connue de Somalie dont les membres se servaient pour empoisonner les pointes de leurs flèches.
La police poursuivit néanmoins l’enquête, plus perplexe que jamais. De nombreuses empreintes digitales furent collectées à travers tout le pays, puis dans tout le monde anglophone. Personne ne put les identifier. Des habitants d’Adélaïde furent escortés à la morgue dans l’espoir qu’ils puissent donner un nom à cet inconnu. Certains pensaient reconnaître la victime grâce à des photos publiées dans les journaux, d’autres étaient des proches désespérés à la recherche d’un membre de leur famille disparu, mais aucun ne reconnut le corps.
Le 11 janvier 1949, la police d’Australie méridionale avait suivi pratiquement toutes les pistes dont elle disposait et abandonné chacune d’elle. L’enquête fut alors élargie dans l’espoir de retrouver des objets oubliés ayant appartenu au défunt. Des bagages abandonnés pourraient par exemple donner la preuve que l’inconnu venait de l’étranger. Il fallait donc vérifier les hôtels, les teinturiers, le bureau des objets trouvés et les gares des environs. Rien. Mais le 12 janvier, les enquêteurs envoyés à la gare d’Adélaïde trouvèrent une valise marron qui avait été déposée dans le vestiaire le 30 novembre.
Les employés n’avaient aucun souvenir du propriétaire de la valise et son contenu n’était pas d’une grande aide. Elle renfermait une bobine de fil orange semblable à celui utilisé pour recoudre la poche du pantalon de la victime. À part cela, quelqu’un avait pris soin d’effacer toute trace de l’identité de l’inconnu. La valise ne portait ni autocollant ni marque distinctive, et une étiquette avait été arrachée sur l’un des côtés. Elles avaient été également retirées sur tous les vêtements, sauf trois. Ils portaient les noms de «Kean» ou «T. Kean», mais on ne trouva personne portant ce nom. D’après un journal d’Adélaïde, la police conclut que quelqu’un les «avait laissés volontairement, sachant pertinemment que le nom de la victime n’était pas "Kean" ou "Keane"».
Le reste des affaires était tout aussi vague. Il y avait un kit de pochoirs du style de ceux qu’utiliserait «l’officier de la marine marchande en charge de peindre les noms des cargos», un couteau de table dont le manche était coupé, ainsi qu’un manteau recousu en point de plume, inconnu en Australie. Un tailleur a identifié ce point de couture comme étant américain, ce qui suggérait que le manteau, et sans doute son propriétaire, avaient voyagé durant la guerre. Mais aucun navire n’était venu de l’étranger et les dossiers de l’immigration n’avaient là encore rien donné.
La police fit venir un nouvel expert, John Cleland, professeur émérite en pathologie à l’Université d’Adélaïde, afin qu’il réexamine le corps et les objets personnels de la victime. En avril, soit quatre mois après la découverte de l’inconnu sur la plage, les recherches de Cleland aboutirent à la découverte d’un dernier indice –qui se révélera être le plus déroutant de tous. Cleland découvrit une petite poche cousue à l’intérieur de la ceinture du pantalon de la victime. Les précédentes analyses l’avait manquée, et plusieurs rapports d’enquête la qualifièrent de «poche secrète». Une fois ouverte, on y découvrit deux mots, tapés dans une police élaborée. On pouvait lire: «Tamám Shud».
Frank Kennedy, journaliste d’investigation pour l’Adelaide Advertiser, reconnut la langue comme étant du perse. Il contacta la police et leur suggéra qu’ils se procurent une copie d’un livre de poésie: le Rubaiyat, d’Omar Khayyam. Son œuvre, rédigée au XIIe siècle, était devenue populaire en Australie durant la guerre grâce à la traduction d’Edward Fitzgerald. Ce livre existait dans plusieurs éditions, mais les recherches de la police auprès des bibliothèques, éditeurs et autres librairies n’aboutirent à aucune correspondance typographique. Cependant, on pouvait dire que les mots «Tamám shud» (ou «Taman shud», comme l’écrivirent plusieurs journaux à l’époque) provenaient de réflexions romantiques de Khayyam sur la vie et la mort. Il s’agissait en fait des derniers mots de la plupart des traductions anglaises, et qui signifiaient: «Tout est fini.»
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